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l’atelier de leur mari, soit dans les établissemens des manufacturiers. A Saint-Etienne, dans la rubanerie, elles se chargent en outre le plus souvent des transactions extérieures; elles vont prendre elles-mêmes l’ouvrage chez le fabricant, et elles débattent le prix des façons, tandis que le chef de la famille reste à son métier. Rien de semblable ne se produit à Rive-de-Gier, où court ce dicton, qui, sous une forme un peu naïve, contient un grand fonds de vérité : « Rive-de-Gier est le paradis des femmes, le purgatoire des hommes, et l’enfer des chevaux. » En effet, les femmes d’ouvriers ne sont ici assujetties à aucun travail; on ne les voit point, comme dans les pays d’agriculture, affronter dans les champs les intempéries des saisons, ou, comme dans les contrées manufacturières, passer le jour auprès d’un métier, ou bien enfin porter de lourds fardeaux comme dans certaines villes de commerce; elles restent chez elles et vivent absolument en rentières. Les hommes ont un travail pénible, mais un gain élevé; la récompense suit l’épreuve. Les chevaux, soumis au plus rude labeur, soit dans des chemins défoncés et montueux, soit dans les mines, où ils sont descendu, pour n’en plus sortir, trouvent ici un véritable enfer. Voilà le proverbe expliqué.

La condition des femmes de Rive-de-Gier est assez enviée dans les cités du voisinage, et l’envie amène, comme toujours, des insinuations malveillantes. Ce n’est pas néanmoins dans la ville basse que les mœurs sont le plus relâchées. Le souffle de la démoralisation a davantage affligé Saint-Etienne : de même que le vent des montagnes, il s’affaiblit en descendant vers la plaine. De toutes les industries du pays, la rubanerie est celle qui en a le plus souffert. L’ivrognerie est plus commune parmi les travailleurs de la Loire que chez les tisserands de la fabrication lyonnaise ; elle forme le vice principal des ouvriers du fer et de la houille, qui ne connaissent point d’autre délassement que le cabaret. C’est là qu’on voit s’épanouir en eux le sentiment du bonheur; l’âme brille un instant à travers leurs yeux animés, mais pour s’anéantir bientôt dans des excès qui éteignent jusqu’à la dernière lueur de l’activité morale.

On s’imagine peut-être qu’au milieu de tout cet abandon, les habitudes religieuses doivent être singulièrement affaiblies, surtout à Saint-Etienne : il n’en est rien cependant. Les églises n’y sont pas désertées, comme à Lyon, par la population laborieuse. Si on excepte une partie des compagnons rubaniers, tous les travailleurs, hommes et femmes, se font remarquer par leur assiduité aux offices des dimanches ; mais, désolante contradiction ! on ne rapporte du temple presque aucun enseignement pour la conduite de la vie. Les ivrognes ne deviennent point tempérans, la dissolution des mœurs ne fait point place à la mâle domination des sens, la patience et la