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ne crains rien. » La lettre est sans signature. Quel Bayard que ce correspondant ! Le monde est ainsi plein de gens héroïques qui exhortent les autres à l’audace sous le voile de l’anonyme.

Beaumarchais ne manquait pas d’audace, mais il ne voulait point pousser le parlement à bout, il savait que la faveur publique est fragile et inconstante. Le prince de Conti, son plus chaud protecteur, lui avait dit : « Si vous avez le malheur d’être touché par le bourreau, je serai forcé de vous abandonner. » Il s’agissait donc de conserver et d’entretenir la puissance qu’il empruntait à l’opposition sans exaspérer des juges déjà irrités, de proportionner toujours son ton à la qualité des personnes, et de savoir au besoin, comme on l’a dit très-spirituellement, donner des soufflets, mais à genoux. C’est ce qu’il fit surtout avec une merveilleuse souplesse à la suite d’un incident qui augmenta encore l’intérêt qu’il inspirait. Un colonel de cavalerie dont Maupeou a fait ex abrupto un magistrat, le président de Nicolaï, très-lié avec Goëzman et furieux contre Beaumarchais, le rencontre dans la salle des Pas-Perdus et l’insulte en ordonnant aux huissiers de le faire sortir. Beaumarchais porte plainte contre ce magistrat. Le premier président le fait venir, l’invite à retirer sa plainte. Beaumarchais obéit, et dans son dernier mémoire il consigne avec respect le dédaigneux pardon qu’il accorde à M. de Nicolaï. Bientôt son influence est telle que cet homme si méprisé par ses juges au début du combat et qui sollicitait vainement des récusations par la voie judiciaire, n’a plus qu’à désigner dans ses mémoires ceux des magistrats qu’il considère comme ses plus violens ennemis, pour leur arracher cette récusation. C’est un de ceux-là, un conseiller de grand’chambre, nommé Gin, qui lui adresse une sorte de mémoire de six grandes pages, dont j’extrais quelques passages où l’on voit la fierté du juge s’effacer devant la popularité toujours croissante de l’accusé.


« J’ai lu votre dernier mémoire, monsieur, écrit ce conseiller ; je cède à vos instances en cessant d’être votre juge ; mais, pour éviter toute équivoque sur les motifs qui m’ont empêché jusqu’ici de prendre ce parti et sur ceux qui m’y déterminent aujourd’hui, je crois devoir vous faire part et au public de ces motifs… »


Et après une longue apologie de sa conduite, ce juge, jusque-là ennemi déclaré de Beaumarchais, termine ainsi :


« Je crois vous avoir prouvé, monsieur, que j’ai encore dans cet instant toute l’impartialité nécessaire pour juger M. et Mme de Goëzman et vous-même ; mais vos attaques se multiplient au point que j’aurais lieu de craindre, en vous jugeant, que le public ne soupçonnât mon âme de quelque émotion qui vous fût peu favorable. C’est à cette délicatesse que je sacrifie mes sentimens particuliers, et, pour vous donner une nouvelle preuve de mon impartialité, je vous déclare, monsieur, que je n’exige d’autre réparation des imputations