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notre dignité, afin de combiner nos plans et de semer la division entre les barbares. Pendant la conférence, Cécille déclara que son souverain avait eu connaissance de la guerre engagée avec les Anglais et qu’il l’avait envoyé en Chine pour protéger les navires français, et, au besoin, pour offrir sa médiation. Nous avons répondu : « Votre souverain a toujours été obéissant et dévoué, nous nous plaisons à le reconnaître. Les Anglais sont pervers, cruels, incorrigibles; aussi ont-ils offensé toutes les nations. Puisque votre roi vous a envoyé ici avec un navire de guerre, déployez votre vaillance, et alors nous nous empresserons d’en référer au grand empereur, qui vous accordera, n’en doutez pas, des faveurs extraordinaires. — Cécille répliqua que, si les Anglais étaient en guerre avec la Chine, ils étaient en paix avec la France, et qu’il n’avait, quant à lui, aucun motif pour commencer les hostilités. — Si je les attaquais sans raison, ajouta-t-il, les autres peuples en seraient indignés; il vaut bien mieux que l’Empire du Milieu cesse de faire la guerre et qu’il arrive à conclure une paix honorable! — Nous lui avons alors demandé comment il. croyait possible d’obtenir un arrangement. Il nous dit qu’il s’adresserait aux Anglais, que si ses propositions étaient accueillies, toute difficulté disparaîtrait, mais que si elles étaient rejetées, la guerre était inévitable. Comme à cette époque les Anglais avaient encouru la juste indignation de votre majesté en s’emparant de Ningpo et de plusieurs villes, et que d’ailleurs le général qui répand la terreur (Yhking) avait déjà reçu l’ordre de les exterminer, nous ne pouvions autoriser Cécille à leur porter des paroles de conciliation. L’officier français nous dit alors qu’il allait voir le général anglais, et que, s’il obtenait quelque nouvelle, il se hâterait de nous la communiquer. Pour répondre à ce bon procédé, nous résolûmes de lui décerner une récompense. »

Si l’on dégage de ce récit l’emphase chinoise, sur laquelle nous devons être maintenant fort édifiés, il faut avouer que le sens, sinon le texte, des paroles rapportées par le mandarin de Canton paraît assez vraisemblable. Le cabinet de Pékin eût été très-désireux d’employer à l’égard des Européens les moyens de répression dont il fait usage à l’égard des pirates. On sait que les côtes de Chine sont, de temps immémorial, exposées aux déprédations d’une piraterie parfaitement organisée. Lorsque le pillage devient trop scandaleux, le gouvernement prend le parti d’offrir à l’un de ces forbans une bonne somme et un bouton d’or ou de cristal, à condition que le nouveau mandarin donnera la chasse à ses anciens complices. Cette politique est la seule qui obtienne quelque succès, la marine impériale étant tout à fait incapable de se mesurer avec l’ennemi. Les gouverneurs du littoral s’estiment très-heureux et se montrent très-fiers de battre les pirates avec les pirates. De même ils avaient imaginé de battre les barbares avec les barbares, et la proposition que le général chinois adressait, en janvier 1842, à l’honorable commandant de l’Érigone était aussi sérieuse que naïve. Quant aux réponses de M. Cécille, elles ne laissèrent aucun doute sur l’attitude que la France entendait garder entre les deux puissances belligérantes. Les mandarins en furent satisfaits au point de les juger dignes d’une récompense impériale ; cependant elles ne pouvaient nous compromettre aux yeux des Anglais, et elles refusaient formellement aux Chinois l’appui matériel que ceux-ci se croyaient en droit de réclamer.