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pondit le peintre. Madelon a le mot d’ordre, et Adeline l’a reçu d’elle. Vous êtes sûr de moi comme de vous : l’affaire de Zéphyr restera donc un secret entre nous ; ce n’est pas lui qui parlera. En eût-il l’idée d’ailleurs, il ne le pourrait pas, puisque je l’ai enfermé.

— Bon pour ce soir… mais demain ? fit Protat.

— J’ai pensé à cela. Aussi demain, et sous le prétexte d’éviter la chaleur du soleil, dès la petite pointe du jour, j’emmène Zéphyr avec moi à la Mare aux Fées, où je compte faire une étude. Les gens de Montigny ne rôdent guère de ce côté-là, et si Zéphyr était disposé à se laisser tirer les vers du nez par les curieux à propos de son bain, j’aurai toute la journée pour le détourner de cette idée-là et le disposer au contraire, si on l’interroge, à parler comme nous allons faire tous, afin que les soupçons rentrent dans leur trou ; mais je crois que c’est là un luxe de précautions, et que le petit bonhomme ne songe pas à nous démentir. Il pense vous devoir la vie une seconde fois, il vous l’a dit lui-même, et le petit discours qu’il vous a adressé tantôt indique qu’il est, d’intention au moins, prêt à racheter par sa conduite future tout ce que vous étiez en droit de trouver répréhensible dans ses anciennes façons d’agir, ou plutôt de ne pas agir. De votre côté, vous êtes, je crois, disposé à lui tenir compte de tout ce qu’il fera ?

— Ah ! tout prêt, dit le sabotier. Je n’ai pas besoin de vous le cacher, puisque vous vous en êtes aperçu ; mais tantôt, quand je l’ai tenu tout mouillé et tout froid… ça m’a donné un coup… sacrebleu ! Je n’avais rien éprouvé de pareil depuis le temps où les gens d’ici m’appelaient mauvais père. Il me semblait déjà les entendre m’appeler mauvais maître et bourreau d’enfans, et puis d’ailleurs ce garçon est un peu mon enfant au fait, puisque je l’ai adopté. Aussi, voyez-vous, je n’ai pas attendu qu’il m’ait promis de se bonifier pour me promettre à moi-même de devenir meilleur.

— J’ai vu cela, fit Lazare, quand vous le teniez dans vos bras et que vous avez appelé Adeline auprès de lui… Savez-vous de quoi vous aviez l’air ? continua l’artiste en étudiant fixement le visage du sabotier.

— De quoi avais-je l’air ? lui demanda celui-ci.

— Vous aviez l’air de lui donner votre fille en mariage.

L’artiste avait lancé cette parole comme on jette une pierre dans un abîme pour en sonder la profondeur. Le sabotier ne se doutait pas qu’en mettant sous forme de comparaison, et brusquement, cette idée en contact avec lui, c’était tout simplement une interrogation anonyme que lui adressait l’artiste, qui, sa phrase achevée, redoubla d’attention pour lire dans les traits du bonhomme les impressions qu’elle allait éveiller dans son esprit. Protat tomba dans le piège avec toute la naïveté désirable.