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servi. J’ai pensé qu’il n’était pas nécessaire que la vraie vérité fût connue, parce que chacun dans le pays se serait livré aux suppositions, et qu’il aurait pu en résulter du désagrément pour vous.

— Vous avez pensé ça, monsieur Lazare ? fit le sabotier, dont le front se rembrunit tout à coup.

— Sans doute, reprit l’artiste. Ces sortes d’événemens excitent toujours des commentaires, et dans le nombre il peut s’en trouver de fâcheux.

— Fâcheux ! répéta le sabotier, qui écoutait attentivement les paroles de Lazare et semblait intérieurement les assimiler à sa propre pensée ; fâcheux, dites-vous ?

— Vous devez bien me comprendre. Supposez que nous n’eussions pas été là pour sauver votre apprenti, et qu’on l’eût un matin tiré de l’eau une pierre aux pieds ! Croyez-vous qu’on n’aurait pas jasé dru dans ce pays ? Il y a des mauvaises langues partout, et ici plus qu’ailleurs, si je m’en rapporte à ce que vous m’avez raconté de vos histoires d’autrefois.

— Eh bien !… fit vivement le sabotier, qu’est-ce qu’on aurait pu dire au cas où Zéphyr serait mort ?… On ne m’aurait peut-être pas accusé de l’avoir jeté à l’eau !

— Non, du moins je le crois ; mais…

— Mais quoi ?… s’écria Protat en frappant du poing sur la table.

— Eh parbleu ! répliqua Lazare en imitant le bonhomme, un méchant drôle qui vous en aurait voulu aurait pu dire : Ce n’est pas étonnant que l’apprenti se soit noyé, quand ce ne serait que pour se sauver de son méchant maître !

— On aurait dit ça !… Mais, monsieur Lazare, savez-vous que j’aurais étranglé le premier qui se serait permis…

— C’est possible, continua tranquillement l’artiste, mais vous auriez couru le risque de vous faire étrangler vous-même par ceux qui auraient entendu ce propos. Eh bien ! père Protat, ce qu’on aurait dit si Zéphyr était malheureusement mort, on le dirait de même Zéphyr vivant, si nous ne prenions pas toutes les précautions qui pussent faire croire que l’événement de tantôt était le résultat d’un accident, et non pas un suicide bel et bien prémédité. Voilà pourquoi j’ai déjà commencé à détourner les soupçons, voilà pourquoi il faut que, dans la maison, tout le monde, c’est-à-dire vous, la Madelon et votre fille, achève ce que je crois avoir heureusement commencé. J’ai fait la leçon à Madelon ; d’après mon conseil, elle doit être en train de la faire à Adeline, et moi je prends actuellement la permission de vous la faire, parce qu’étant comme je suis étranger à l’événement, je puis juger les choses avec sagacité et prévoir de plus loin que vous les conséquences qu’elles pourraient avoir. Si je