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voir la joie qu’il éprouvait. Zéphyr, dont la figure pâlie s’était subitement colorée au voisinage d’Adeline, regardait celle-ci avec l’extase muette d’un dévot qui voit s’animer sa madone. Pour lui, le matin encore, paria de cette maison à qui on ne parlait que le bâton à la main et le juron à la bouche, la dure main de son maître devenait caressante, et sa grosse voix lui parlait avec douceur. Bouleversé par ce brusque changement et mal remis des émotions violentes qu’il venait de traverser, sa tête était encore si faible, que le pauvre garçon ne savait pas au juste s’il était au milieu de la réalité ou bien dans un rêve ; mais songe ou vérité, il se trouvait heureux ainsi, tellement heureux qu’il n’osait pas dire une parole ou faire un mouvement, tant il avait peur de déranger son bonheur. Quant à la jeune fille, sous le repos menteur de sa physionomie, Lazare, qui l’examinait avec curiosité, devinait les confuses pensées qui l’agitaient intérieurement. Adeline, en effet, n’était pas à l’heure présente dans les bras de son père. Réunie à ce garçon qui venait de risquer la mort, une fois que la compassion éveillée par l’idée du péril avait été épuisée en elle, sa pensée était retournée en arrière de cette tentative de suicide. Une seule impression lui restait, c’était l’impression que lui avait causée la découverte faite dans le sac attaché au cou de l’apprenti des objets qu’elle avait un instant cru dérobés par la mère Madelon. La servante n’avait pas fait le coup, c’était Zéphyr qui était coupable : telle était la seule idée dont se préoccupait alors la jeune fille, idée obsédante qui la remplissait d’inquiétude et d’alarmes. Zéphyr lui avait volé les souvenirs de Lazare. Comment ? pourquoi ? Elle ne devinait rien et ne sentait rien. Intelligente de cœur et d’esprit, troublée néanmoins par l’égoïsme de sa passion, elle ne cherchait pas les causes et ne se donnait point la peine de rapprocher entre eux toutes sortes de faits, de menus détails, qui pouvaient isolément n’avoir aucune signification, mais dont la réunion dans la circonstance aurait pu servir de fil conducteur à son incertitude. Quant à Zéphyr, si engourdi qu’il fût dans son enchantement, il ne tarda point à s’inquiéter de son côté en s’apercevant de la façon singulière avec laquelle il était regardé par Adeline. Toujours bienveillante pour lui, dans ce moment où pour la première fois il se trouvait aussi près d’elle, souffle à souffle, au lieu de cette sympathie qu’elle lui témoignait quotidiennement, elle le regardait avec une dureté d’expression qu’il ne lui avait jamais connue. Il y avait presque de la menace dans ce regard qui semblait fouiller dans son âme. Que s’était-il donc passé ? C’était le père Protat, toujours brutal et grondeur, qui lui témoignait de l’amitié, et c’était Adeline, pour lui caressante et douce, qui lui montrait… Quel nom donner à cet étrange sentiment qui changeait si brusquement la jeune fille à son égard ?