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ADELINE PROTAT.

un jour au pied de l’autel, et si, en adoptant un orphelin pour conjurer le danger qui menaçait sa fille, il n’avait pas, une fois le danger conjuré, méconnu le caractère de cette adoption, en habituant l’enfant qu’il avait recueilli à ne voir en lui qu’un maître, alors que le besoin d’affection, plus fort chez cet enfant que le sentiment de la reconnaissance, le poussait à souhaiter un père. Cette pensée, qui traversa brièvement l’esprit du sabotier, eut un contre-coup dans son cœur. En tenant dans ses bras l’apprenti, dont le visage portait encore les traces des contractions causées par l’asphyxie, Protat éprouva aussi une terreur rétrospective. Il songea que Zéphyr aurait pu ne point échapper au trépas, et il vit passer devant lui comme le fantôme d’un remords qui s’enfuyait sans doute, chassé par le souffle plus régulier que le retour de la vie ramenait aux lèvres de l’apprenti. En écoutant battre dans le cœur du jeune garçon cette reconnaissance dont il doutait encore le matin, et qui ne s’était dissimulée que parce qu’il en avait comprimé les élans, au lieu de les attirer, Protat se sentit soudainement émouvoir par un tressaillement de paternité. Il appuya la tête de Zéphyr sur sa poitrine, et, appelant d’un geste Adeline, qui se trouvait près de lui, il ajouta, en frappant sur son large buste : — Viens donc, ma fille ; il y a place pour deux.

Pendant la rapide minute où les deux jeunes gens se trouvèrent réunis dans les bras du sabotier, si rapprochés l’un de l’autre que leurs deux visages se touchaient presque, Lazare observa silencieusement cette scène. Cédant à un besoin familier à tous les artistes sérieux que leur préoccupation n’abandonne jamais, et qui les pousse à établir par comparaison un rapport perpétuel entre l’art et la nature, source véritable de toute inspiration, il se disait à lui-même : — Parbleu ! voilà un motif qui ferait un joli tableau, si on ne le gâtait pas en voulant trop l’arranger. C’est un sujet de Greuze, moins la recherche de naïveté. La bonne tête grisonnante du sabotier au milieu de ces deux enfans, la Madelon qui souffle le feu, accroupie dans l’âtre, ces grosses solives jaunies par la fumée, ce rustique dressoir où s’étalent les faïences joyeusement enluminées, et ce grand coup de soleil qui crève le cul du chaudron, feraient bien l’affaire d’un peintre de genre. Je suis fâché que mon ami Bonvin ne soit pas là avec une toile de douze.

Cependant, après cette minute accordée à l’étude, l’artiste donna un autre cours à ses observations, et se préoccupa de deviner quels sentimens divers animaient dans ce moment les trois personnes composant le groupe qui semblait en effet poser devant lui.

Comme toutes les franches natures qui ne sauraient sans étouffer attacher sur leur visage un masque de dissimulation, Protat laissait