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avec le scepticisme des uns et l’athéisme déclaré des autres, de là tant d’excès lamentables, tant de scènes d’une impiété licencieuse et bouffonne, souvenirs pénibles que je voudrais écarter, mais qui obscurciront de leur ombre la grande cause de la philosophie et de 89 jusqu’au jour où, pleinement dégagée de tout alliage de violence et d’impiété, elle apparaîtra aux yeux les plus aveuglés dans sa splendeur sans tache, et deviendra pour jamais l’étoile brillante et pure de la civilisation moderne.

La période la plus orageuse de la révolution s’écoula, celle des renversemens. Quand la société put se recueillir en elle-même après la tempête, deux grandes vérités saisirent les consciences, parce qu’elles sortaient toutes vivantes du sein même des faits. La première, c’est que la raison n’est pas tout l’homme. Chose étrange ! le XVIIIe siècle, qui ne croyait qu’à la puissance de l’esprit, à la force illimitée de la raison, semblait se complaire en même temps à rétrécir le cercle de leur développement légitime ; mais, eût-il donné à la raison son domaine le plus étendu, elle n’est après tout que la maîtresse partie de l’homme. À côté d’elle, il y a l’imagination et le cœur, il y a l’habitude et la force de la tradition, élémens tout aussi réels de la nature humaine, tout aussi pleins de fécondité et de vie. Que la raison aspire à en prendre le gouvernement, rien de plus légitime ; mais elle n’a ni le droit ni la puissance de les supprimer.

M. Hegel ne voit rien de plus beau à louer dans la constituante que le dessein de refondre la société dans un moule entièrement nouveau, et de la construire en quelque sorte a priori, un peu comme M. Hegel construit ses systèmes. Cet éloge m’est suspect. Dieu seul, ce me semble, a pu concevoir et faire le monde a priori, et je me défie des hommes, même de génie, qui se mettent à la place de Dieu. S’il faut tout dire, j’ai toujours soupçonné M. Hegel, quand il fait ce pompeux éloge de la méthode des constituans de 89, d’avoir voulu indirectement glorifier la sienne ; mais, de même qu’en philosophie, la raison n’est d’aucun usage, séparée de l’expérience, on ne fait rien de bon en politique, quand on rompt en visière aux mœurs et aux traditions.

Platon raconte que lorsque son illustre aïeul, Solon, se rendit à Saïs pour consulter la sagesse égyptienne, un des prêtres les plus âgés lui dit : « O Solon, Solon, vous autres Grecs vous serez toujours des enfans ; il n’y a pas de vieillards parmi vous. — Et pourquoi cela ? répondit Solon. — Vous êtes tous, dit le prêtre, jeunes d’intelligence, vous ne possédez aucune vieille tradition… »

Mais voici une leçon d’une portée plus haute encore que nos pères ont reçue à la dure école des événemens : c’est que la société humaine n’a pas son dernier but en elle-même, ou, en d’autres