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qu’il lui parlait de son amour avec des mots qui vibraient pourtant dans son cœur. Jamais il ne l’avait vue aussi belle ; jamais il n’avait éprouvé pour une créature humaine un intérêt aussi profond, aussi absorbant, aussi pénible. Peut-être en ce moment un doute, léger comme l’ombre d’un nuage à la surface d’un lac, traversa son esprit : était-ce la femme telle qu’il l’avait autrefois rêvée ? Mais ce qu’il ressentait n’était ni un désenchantement ni un regret. L’étrangeté de son caractère ne faisait que la lui rendre plus chère. Il y avait dans le ton dont il lui parlait du respect autant que de la gentillesse ; il pressentait dans cette nature des vertus latentes et des dangers inconnus ; il ne se demandait pas si c’était pour son bonheur à lui qu’il avait pris une telle influence sur ce cœur de feu et cette âme fougueuse. Son propre bonheur était toujours la dernière de ses pensées ; il ne voyait qu’un nouveau devoir dans sa vie.

« — Il faut que je parte, dit-elle, et que je triomphe de cette folle crainte de l’avenir.

« — Puis-je, demanda-t-il, passer un autre dimanche à Lifford-Grange et voir votre mère une fois encore ? J’irai ensuite en Irlande et serai de retour à l’arrivée de votre père.

« — Oui, oh ! oui, un autre dimanche, une autre petite vie de huit heures. Adieu. Je vois lady Clara dans le jardin. »

Mais l’heure des orages qu’avait pressentis instinctivement Gertrude allait sonner. M. Lifford était revenu. Gertrude porta légèrement les premières semaines de l’absence d’Adrien. L’espoir, l’attente d’un événement si proche, d’un bonheur si enivrant, étaient assez pour occuper les bouillonnemens de son cœur et de son imagination, sans irriter encore son impatience » Un soir, elle entendit le roulement d’une voiture dans la cour du château ; il y eut du mouvement dans la chambre de son père ; une heure après, la voiture repartit. C’était Adrien sans doute. Gertrude alla frapper à la porte de M. Lifford, et, affrontant sa froideur ordinaire, le supplia de lui dire quelle visite il venait de recevoir. M. Lifford lui montra une carte sur laquelle elle ne lut qu’un nom indifférent. À partir de ce moment, l’anxiété, le doute, la terreur, le martyre des espoirs conçus à toutes les minutes et à chaque instant trompés torturèrent Gertrude. La maladie de sa mère s’aggrava. Elle saisit quelques mots du dernier entretien de la mourante et de M. Lifford. « Non, disait sa mère, non, ce n’est pas possible ; dites-moi que vous n’avez pas fait cela. » Ou encore : « Je vous dis, Henri, que vous avez eu tort, très grand tort. » Puis elle entendit un long cri, arraché comme par une souffrance intérieure. La porte s’ouvrit : M. Lifford sortit pâle, et lui dit : « Allez vers votre mère, Gertrude, elle se meurt. » Elle mourut quelques instans après.

Gertrude restait seule avec ce père qui la détestait : sa mère était morte ; d’Arberg la délaissait ; le vieux prêtre était en Espagne ;