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« — Réellement ? dit-elle d’un air abattu.

« — Cela ne vous fait pas plaisir ? demanda-t-il.

« Elle ne répondit pas au premier moment, et fixa ses yeux sur le parquet, puis elle murmura à voix basse :

« — Je suis si triste de me séparer du père Lifford.

« — Les séparations sont toujours des choses tristes, reprit-il, et il sembla lire encore la lettre comme pour gagner du temps et la retenir. — Gertrude ! commença-t-il enfin, et il s’assit près de la jeune fille tremblante ; Gertrude, aussitôt que votre père sera de retour, je demanderai à le voir, et alors mon sort sera entre ses mains et dans les vôtres.

« Elle se retourna pâle comme la mort. Il y avait à la fois trop de joie et trop de crainte dans son cœur. Son sort entre les mains de son père, elle frissonnait à cette idée ! mais elle n’osa exprimer ce qu’elle sentait, et ne répondit rien. Adrien fut embarrassé de sa pâleur et de son silence.

« — Gertrude, s’écria-t-il, me suis-je trompé ? Ai-je trop espéré ?

« Elle leva lentement les yeux vers lui. Son regard disait plus de choses que les paroles les plus éloquentes.

« — Comment pourriez-vous vous tromper ? dit-elle faiblement. Oh ! Adrien, est-ce bien vrai que vous m’aimez ?

« — Tendrement, murmura-t-il, et il pressa la main de Gertrude sur ses lèvres.

« — Alors, s’écria-t-elle avec un mélange d’exaltation et d’émotion, alors la vie n’a pas de bonheur plus grand à me donner. Adrien, je ne mérite pas d’être votre femme. Je voudrais mourir à présent. N’est-ce pas assez pour moi d’avoir entendu ce que vous venez de dire ? J’ai été heureuse. Adrien, mon âme est contente. Je n’ose rien espérer de plus dans l’avenir.

« — Chérie, cette méprise n’est-elle qu’un mouvement nerveux, ou prévoyez-vous des obstacles à mon désir ?

« — Non, non, pourquoi des obstacles ? Il ne peut pas en exister.

« — Je crois qu’au point de vue du monde il ne s’en élèvera point. Pour ce qui regarde ce dont vous et moi ne nous soucions pas, je pourrai satisfaire votre père. Gertrude, ma chère Gertrude, vous ne paraissez pas heureuse. Dites-moi ce que vous sentez et ce que vous craignez.

« — Je ne sais ce que je sens, ce que je crains. Je ne sens qu’une chose, c’est que je vous aime ; je ne crains qu’une chose, c’est de vous quitter. Je le sens plus que je ne devrais ou du moins plus que je ne devrais le dire. — Elle avait prononcé ces derniers mots avec un tel mélange de tendresse et d’anxiété, qu’Adrien en fut profondément ému. Elle s’en aperçut et s’écria : — Il y a des larmes dans vos yeux, Adrien ! cela vous fait-il de la peine que je vous aime tant ? Vous apitoyez-vous sur moi dans votre cœur ? Vous avez raison, si ce rêve ne doit être qu’un rêve de bonheur. Si vous n’étiez pas ce que vous êtes, j’aurais honte d’avoir été si tôt vaincue ; mais je n’ai pas honte, je suis fière de vous aimer, fière de voir vos yeux me regarder avec tendresse, fière d’être quelque chose pour vous, qui êtes tout pour moi. Que le ciel me pardonne si je vous aime trop !

« Adrien prit ses mains et les baisa avec feu. Elle ne les retira pas, mais tourna ses yeux vers le ciel, et, pour un instant, parut ne pas l’entendre, tandis