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II

Lifford-Grange est un de ces manoirs d’aspect féodal, demeurés depuis plusieurs centaines d’années dans la même famille, reconstruits d’âge en âge, et qui, ayant conservé à chaque transformation une portion de l’ancien édifice, ressemblent à une lente pétrification des siècles. Le corps de logis le plus récent de Lifford-Grange, celui qu’on appelle le château neuf, mérite son nom à la façon du Pont-Neuf de Paris. Une froide tristesse enveloppe cette antique résidence. Les grandes salles, les immenses escaliers, les chambres dans chacune desquelles on bâtirait une maison, les cheminées faites pour chauffer des rondes de géans, tout ce vaste intérieur a des dimensions de hauteur et d’étendue que peut seul remplir à son aise le fantôme solennel de l’ennui. Rien à l’entour n’égaie les façades massives ; aucune de ces végétations qui aiment les vieux murs n’attache ses vrilles aux lourds pignons qui surplombent. Dans la cour carrée, où la chaussée des voitures sépare deux bandes de gazon, d’un côté se dresse un cadran solaire qui ne voit jamais le soleil, et de l’autre une fontaine où quatre hideux tritons semblent chercher, avec une soif et des contorsions de damnés, une eau toujours absente. On arrive au château par une avenue d’arbres verts dont on a si bien nommé le sombre feuillage la parure de l’hiver et le deuil de l’été. Devant la façade opposée s’étend un jardin sans fleurs, bordé par une petite rivière qui passe d’un air de mauvaise humeur à travers ce paysage plat et morne, et s’enfuit à toute hâte vers un fourré d’arbres à l’extrémité du parc.

L’aspect de Lifford-Grange représente fidèlement le caractère du maître de cette maussade résidence. M. Lifford descend d’une famille catholique aussi ancienne que le château, et qui a traversé les siècles de persécution sans renier sa foi. L’orgueil de son vieux blason et de son antique noblesse est son unique passion. Cet orgueil l’absorbe et l’isole ; il vit sans relations avec les opulentes familles du voisinage, hautain et obstiné dans une morgue d’hidalgo. Il a épousé dans sa jeunesse une noble Espagnole ; mais son mariage n’a fait qu’ajouter une tristesse de plus aux tristesses de Lifford-Grange. Sa femme, après lui avoir donné un fils et une fille, a été frappée d’une paralysie qui la cloue pour la vie à la chaise longue. Le troisième hôte du château n’est pas moins assorti à ces froides murailles : c’est le père Lifford, prêtre et oncle du châtelain. Le père Lifford ne pousse pas, comme son neveu, l’orgueil de son nom jusqu’au délire irréligieux ; mais il est entaché du préjugé de sa famille, et la mansuétude