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car elle a cru entrevoir elle-même une fois le fantôme de la nonne. Lucy avait eu aussi son succès mondain : dans une fête, donnée par Mme Beck, elle a joué un rôle dans un vaudeville aux applaudissemens d’un public d’élite ; mais les vacances arrivent. Tout ce monde se disperse : Ginevra part pour le midi de la France avec une famille de touristes ; Mme Beck va aux eaux. Lucy reste seule dans la maison de la rue Fossette. L’isolement la rejette dans les réflexions amères sur sa destinée. Elle a peur, elle a froid au cœur ; elle s’abat, elle se désespère. Ce néant d’affections, cette sécheresse morale dans lesquels ses nerfs se déchirent, et son jeune sang fermente, lui donnent par momens des fièvres, des délires, des frénésies. C’est une de ces crises qu’elle décrit de la façon suivante :

« Un soir, et ce soir-là je n’avais pas le délire, j’étais dans mon bon sens, — je me levai, je m’habillai moi-même, faible et chancelante. Je ne pouvais supporter plus longtemps la solitude et l’immobilité du long dortoir. Les lits blancs prenaient des airs de spectres et de fantômes, les couronnes qui les surmontaient ressemblaient à des têtes de mort énormes desséchées et blanchies par le soleil, — des rêves morts d’un ancien monde et d’une race plus puissante étaient gelés dans leurs grands orbites ouverts. Ce soir, plus fortement que jamais éclatait dans mon âme la conviction que le destin était de pierre, et l’espérance une fausse idole, — aveugle, insensible, au cœur de granit. Je sentais aussi que l’épreuve à laquelle Dieu m’avait soumise était arrivée à sa dernière crise, et devait être renversée par mes mains brûlantes, faibles, tremblantes qu’elles étaient. Il pleuvait encore, et le vent soufflait, mais avec moins de rage, il me semblait, que durant la journée. Le crépuscule tombait, et son influence me paraissait compatissante ; de la croisée, je voyais venir les nuages de la nuit, roulant bas comme des drapeaux dont les plis retombent mollement gonflés ; il me semblait qu’à cette heure il y avait affection et tristesse là-haut dans le ciel pour toute peine soufferte en bas sur la terre. Le poids de mon horrible rêve s’allégea ; cette insupportable pensée de n’être plus aimée, de n’être plus réclamée de personne céda presque à l’espérance contraire. J’étais sûre que cette espérance brillerait plus claire, si je sortais de dessous ce toit qui m’étouffait comme le couvercle d’une tombe, et si j’allais me promener hors de la ville, dans les champs. Couverte d’un manteau, je sortis. En passant devant une église, les cloches m’arrêtèrent ; elles semblaient m’inviter au salut, et j’entrai. Un rite solennel, le spectacle de tout culte sincère, un appel quelconque à Dieu, venaient à moi en cet instant comme la nourriture à un affamé. Je m’agenouillai avec les autres sur la pierre. C’était une vieille église dont la lumière du soir, filtrée par les vitraux, empourprait les ombres.

« Il y avait peu de fidèles assemblés, et quand le salut fut fini, la plupart s’en allèrent. Je m’aperçus bientôt que les autres restaient pour se confesser. Je ne bougeai pas. Les portes de l’église furent soigneusement fermées, un saint repos descendit sur nous, et une ombre solennelle nous entoura. Après un moment de recueillement et de prière, une pénitente s’approcha du confessional.