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ras, à la joue amaigrie, au regard vif et plongeant, aux allures brusques et dominatrices : nature de travail, de lutte, éclatant de feu sous sa rude écorce, dont l’abord provoque à la révolte, et dont l’ascendant s’impose. Parmi les pensionnaires de Mme Beck, Lucy Snowe retrouve sa connaissance du paquebot, la jolie et folle Ginevra Fanshawe. Lucy Snowe est la confidente amusée et grondeuse des caquets et des amourettes de la mondaine pensionnaire : la coquette a deux amans, un Anglais, bon et beau jeune homme, qui la protège de ses sollicitudes, mais qu’elle n’aime pas parce qu’il n’est pas noble, qu’il est médecin et s’appelle le docteur John tout court ; elle lui préfère un jeune colonel, dandy de Labassecour, qui se nomme le comte du Hamal, et qui jette à Ginevra, par-dessus les murs du jardin, des lettres où il appelle Lucy « une véritable bégueule britannique, brusque et rude comme un vieux caporal de grenadiers et revêche comme une religieuse. » Les vanités étourdies de sa compatriote aident Lucy à s’acclimater dans le pensionnat de la rue Fossette. Elle a bientôt appris le français, et Mme Beck la charge de l’enseignement de l’anglais, et l’élève à la dignité de sous-maîtresse.

Pendant les premiers mois de son séjour à fillette, Lucy n’a guère le temps de retomber sur elle-même et de ressentir sa solitude morale. Elle est occupée de toutes façons : par les travaux qu’elle fait sur elle-même pour s’instruire, par la nouveauté du petit monde si extraordinaire pour elle où elle est obligée de vivre, par l’animation de ces jeunes et jolies têtes qui s’ébattent autour d’elle. Elle observe avec une curiosité surprise le gouvernement de cette communauté enfantine et féminine ; elle y découvre à mille détails l’influence d’un esprit religieux tout opposé à celui qui a formé son âme. M. Emmanuel, avec ses brusqueries impérieuses et ses interrogations soudaines par lesquelles il semble vouloir fouiller le secret de son cœur protestant, lui semble représenter le génie du catholicisme dominateur ; la vermeille Mme Beck, avec son souriant et discret espionnage, lui apparaît comme une émanation du génie jésuite. Tout cela étonne, révolte et intéresse son esprit. Les coquetteries et les intrigues de Ginevra, les visites d’un des amoureux de Mlle Fanshawe, le docteur John, qui s’introduit comme médecin dans la maison, la mission affectueuse que le docteur John lui donne avec prière de veiller sur la belle enfant et de la défendre contre ses étourderies, récréent son imagination. Dans le jardin réservé, tout paré des verdures et des fleurs de l’été, sous les vieux arbres et les tonnelles de jasmin et de vignes, le long des allées sablées, qui s’arrêtent aux grands murs couverts de plantes échevelées, elle promène ses méditations et ses rêveries ; puis sur cette maison, qui a été autrefois un couvent, plane une légende de nonne voilée qui pique en elle le sentiment du merveilleux,