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avec une certitude presque entière l’instant où il s’abîmerait sous ce travail souterrain.

On était à la veille d’une crise dans laquelle allaient se concentrer tous les dangers et se coaliser toutes les colères auxquelles la chancelante monarchie de juillet n’avait opposé jusqu’alors que des flatteries et des sourires. Le procès des ministres allait devenir pour elle une épreuve solennelle et définitive. La Providence lui envoyait une occasion de donner au monde la juste mesure d’elle-même, soit qu’elle demeurât enchaînée aux passions qui hurlaient sur son berceau, soit qu’elle osât les répudier en s’exposant à périr pour la justice. Ce jour-là déciderait si la royauté des barricades n’était qu’une variété de plus des pouvoirs révolutionnaires, ou si, par une courageuse et sociale inspiration, elle transformerait son titre et s’élèverait jusqu’à l’état d’autorité régulière. Livrer ces têtes au bourreau, c’était commencer par un acte de lâcheté, suivant la formule invariable de toutes les révolutions, une carrière où les crimes s’engendreraient bientôt les uns par les autres. L’inviolabilité de la vie des ministres signataires des ordonnances était en effet, pour tout esprit droit et tout cœur honnête, la conséquence même de la violation de l’hérédité monarchique. Les agens d’une royauté déclarée irresponsable ne devaient plus rien à la justice du pays du moment où celui-ci était allé frapper au-dessus d’eux. Leur rançon était écrite dans l’exil de trois générations royales, et les atteindre en vertu d’une charte qu’on avait déchirée soi-même dans sa disposition fondamentale, c’était une de ces sanglantes parodies juridiques dont il est toujours demandé un compte redoutable aux nations.

Toutefois la ferme résolution de lier au salut des accusés le sort du pouvoir impliquait pour celui-ci des chances si terribles, qu’il se trouvait dans l’une de ces situations où l’accomplissement d’un strict devoir devient presque de l’héroïsme. Les sociétés secrètes, faisant crier le sang versé dans les trois journées, échauffaient toutes les colères au cœur de ces masses plus capables de générosité que de justice. Par une fascination dont de trop fréquens exemples se rencontrent dans son histoire, la bourgeoisie parisienne se mettait à la suite de ses adversaires implacables, et partageait le vœu cruel dont l’accomplissement aurait transformé d’une manière si funeste pour elle-même la monarchie qu’elle avait acclamée. Affamée d’ordre, la garde nationale poussait en majorité à un acte qui aurait été le prélude certain de l’anarchie, et qui eût entraîné sa propre abdication devant la démagogie alléchée par le sang. Lutter contre celle-ci sans le concours moral de la bourgeoisie armée était une entreprise qui, aux derniers jours de septembre 1830, pouvait à bon droit être estimée téméraire et d’un succès impossible.