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pose, du feu dans leur regard. Tous les nobles de la régence les entouraient, prêts à lutter de vitesse et d’ardeur avec eux. Le signal est donné ; nulle meute ne mêle ses aboiemens aux cris des chasseurs ; ce sont les chevaux, race énorme de géans venue du Mecklembourg, qui battent de leurs pieds les hautes herbes et en font sortir le gibier. Dès qu’un cerf paraît, un escadron tout entier se lance à sa poursuite. On voit bondir à travers la rizière et l’animal qui fuit et les chevaux, plus ardens que des limiers, qui le pressent. Sur ce terrain fangeux, le cerf a bientôt épuisé sa vigueur. Le premier cavalier qui peut l’atteindre l’abat d’un seul coup de son klewang. Les buffles, cheminant toujours deux par deux, se mettent alors en marche : le Javanais qui les guide charge sur leur dos le cerf abattu, et d’un pas indolent ils se dirigent vers le pavillon au pied duquel on apporte à chaque instant quelque nouvelle victime. On tua trente-six cerfs ce jour-là : quatre-vingts avaient succombé un mois auparavant. Le vieux régent, quand il revint près de nous, portait l’orgueil d’un vainqueur empreint sur sa figure, non pas cet orgueil communicatif qui semble mendier des éloges, mais cette fierté morose qui s’enivre du sang versé et savoure secrètement son triomphe. Aucun coursier du Mecklembourg n’avait pu devancer son cheval arabe ; aucun klewang n’avait, plus souvent que le sien, brisé d’un seul revers les reins du cerf aux abois ; il était, sans contestation, le roi de la chasse.

Tels sont, avec les voluptés mystérieuses du dalem² les seuls plaisirs de la noblesse javanaise. Contenue par la main puissante de la Hollande, elle a dû renoncer aux luttes intérieures qui flattaient son courage ; elle retrouve dans la chasse l’image de la guerre, et s’y livre avec une ardeur que l’âge même ne suffit pas à éteindre. Un peu de danger vient d’ailleurs ennoblir ces massacres : il n’est pas rare de voir du milieu des roseaux s’élancer, au lieu d’un faon timide, un tigre qui rugit. C’était dans cette plaine même, où nous n’avions rencontré que des troupeaux d’axis, que M. de Sérière avait vu deux chefs javanais, montés sur leurs coursiers, combattre corps à corps un rhinocéros ; l’un d’eux excitait cette lourde masse à le poursuivre ; l’autre la frappait par derrière de son klewang. La lutte se prolongea pendant près d’une heure. Le monstre, à chaque coup, se retournait sur le cavalier qui l’avait frappé ; à l’instant, une nouvelle blessure appelait d’un autre côté sa fureur. Enfin un coup plus hardi l’atteignit au jarret ; il s’affaissa sur lui-même, et les cavaliers, mettant pied à terre, l’achevèrent.

Nous rentrâmes dans Bandong, suivis de trois chariots qui portaient les trophées de la journée. Ce curieux épisode couronnait dignement notre voyage. Un devoir importun nous rappelait maintenant à Batavia. Dès que nous eûmes pris congé de M. de Sérière,