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LE PROBLÈME DE 89.

de l’iniquité des moyens, et si d’un côté la révolution s’est trouvée consacrée jusque dans ses crimes, de l’autre elle a été méconnue jusque dans ses bienfaits. Il faut aller vers la vérité entre ces deux courans d’opinions destinés à se heurter long-temps encore. Résignons-nous à n’être ni apologiste ni détracteur, au risque de blesser toutes les opinions en paraissant les ménager. Au lieu de ramener tous les faits et toutes les phases de la révolution à une théorie unitaire et générale, il faut procéder minutieusement par distinction et par date : aucun événement, en effet, ne fut plus dépourvu d’unité dans ses principes, dans ses agens et dans ses actes. Bourgeoise et constitutionnelle de 89 à 91, la crise devient populaire et républicaine de 92 au 31 mai, pour prendre le caractère exclusivement démagogique et socialiste du 31 mai au 9 thermidor. Il y a là trois révolutions, et non pas une seule ; il y a trois écoles qui s’excluent par leurs théories comme par leur but définitif, trois classes d’intérêts qui se combattent avec acharnement, trois espèces d’hommes qui n’ont rien de commun que l’échafaud, où les uns font tour à tour monter les autres. La révolution française envisagée comme une grande unité morale, soit dans le passé, soit dans le présent, est à mes yeux un être de raison, car les partis dont le duel a ensanglanté la première période de la crise se maintiennent parmi nous avec leurs aspirations diverses et leurs doctrines profondément antipathiques. Il faut donc, n’en déplaise aux personnes qui aimeraient à l’envelopper dans une solidarité formidable, se résigner à envisager l’époque de 1789 en elle-même avec ses croyances généreuses et ses hommes presque tous consacrés par le martyre. Ramené à ces termes-là, le problème devient plus simple et la solution plus facile. Ce que la nation voulait en 89, elle le veut encore malgré beaucoup d’apparences contraires et en dépit d’hésitations qui portent plus sur les moyens que sur le but : elle veut l’unité politique et administrative du pays, car cette unité est le résumé et comme la morale de sa longue histoire ; elle veut l’égalité naturelle des êtres et le rapprochement graduel des conditions humaines, tel que le christianisme l’a préparé, et comme la royauté française l’a développé par le travail persévérant de huit siècles. La nation ne veut pas moins résolument la liberté politique, c’est-à-dire le veto souverain de l’opinion sur les actes du pouvoir et l’initiative de la raison publique dans les questions fondamentales qui intéressent les destinées du pays ; elle veut la participation directe de celui-ci à son propre gouvernement, et l’incertitude de l’opinion porte plus sur le mode que sur le fait de ce concours lui-même. La France, en un mot, est moins éloignée qu’elle ne le croit peut-être elle-même de son point de départ, et elle a fait plus de mouvement qu’elle n’a parcouru de distance.


Louis de Carné.