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rité bien connue : qu’on peut raisonner le mieux du monde sur un art qu’on pratique fort mal.

Maria me regarda d’un air mécontent, comme si j’eusse voulu lui ravir sa foi et son enthousiasme. — Non, dit-elle en levant les yeux au ciel, on ne se trompe pas lorsqu’on pleure et qu’on palpite de plaisir et de crainte. Parce que la générosité du singe reconnaissant ne vous a point ému, en est-elle moins sublime ? Votre seigneurie a le cœur dur, voilà tout ce que j’en conclus ; mais, quand même elle seule aurait jugé sainement cet ouvrage en restant insensible au milieu de cette foule attendrie, nous ne sommes pas ici en France. Mon dessein n’est pas d’aller jouer la comédie au-delà des monts ; c’est au public de Venise, de Sinigaglia, d’Ancône, que je désire plaire.

— Vous me consultez, répondis-je, à la condition que je vous conseillerai ce dont vous avez envie.

— Peut-être aussi que votre seigneurie me donne des avis que je ne lui demande pas. La question est celle-ci : suis-je capable, oui ou non, de jouer le rôle de la Sméraldine ?

— Beaucoup mieux que la jeune première de la troupe, je n’en doute pas.

— Que faut-il donc de plus ? Puisqu’on fait des évêques avec des hommes, ne peut-on d’une fille de mon âge faire une comédienne ?

— Soyez comédienne, Maria, je ne vous en détourne plus. Jouez votre rôle dans les pièces effroyables de maître Tampicelli, et tâchez de sauver votre vertu des griffes de vos confrères les cannibales. Est-ce que vous n’avez pas laissé à Bolzano quelque amoureux dont le souvenir puisse vous préserver des chutes ?

— On a toujours des amoureux, répondit la jeune fille ; mais mon cœur est libre et fier.

— Ne faites pas sonner trop haut votre fierté, Maria. Défiez-vous de votre engouement pour le théâtre : défiez-vous du jeune premier de la troupe, de ses phrases boursouflées, de ses métaphores ; tout cela est du clinquant, comme sa toque et son manteau galonné. Craignez surtout cette familiarité de la vie errante qui engendre souvent un dérèglement lamentable.

— La fille la mieux gardée, répondit Maria, est celle qui se garde elle-même. Il ne me faudra ni singe reconnaissant ni lion terrible pour me défendre contre les cannibales des coulisses.

— Et que dira votre tante Susanna, qui est une sainte femme, lorsqu’elle apprendra que sa nièce court les foires avec des baladins ?

— Elle ne le saura pas, à moins que vous n’alliez exprès dans son village pour me dénoncer. L’essentiel est de ne rien faire de mal, et je vous répète que je suis de force à me défendre. À côté de l’eau de