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REVUE DES DEUX MONDES.

— Il ne faut pas vous dissimuler, dis-je, que vous trouverez à Naples des acteurs charmans, incomparables dans le genre bouffon.

— Tant mieux ! répondit le directeur : le mérite des troupes rivales est le meilleur stimulant de l’émulation ; mais j’ai étudié le répertoire des petits théâtres napolitains, et j’y ai déjà remarqué un défaut que nous avons soin d’éviter, l’abus de la farce. Les Pancraces et les Polichinelles ont tout envahi. Les lazzis sont devenus l’élément principal ; le sujet de la pièce n’est plus qu’un prétexte, un cadre insignifiant, dont le public s’est accoutumé à ne tenir aucun compte. Chez nous, au contraire, l’intérêt du drame, le développement des passions, voilà ce qu’on ne perd jamais de vue ; les lazzis viennent après, pour reposer le spectateur, pour le distraire un moment et le préparer à des émotions nouvelles.

— Votre théorie, dis-je, est pleine de bon sens, et je vois avec plaisir que vous étudiez la poétique de votre art tout en courant les foires. Nous n’avons en France qu’un seul écrivain qui ait su marier habilement ensemble le drame avec l’élément comique : c’est un auteur appelé Sedaine…

— Je le connais bien, interrompit le directeur. Votre Sedaine est un grand maître, et je le place au-dessus de notre Goldoni, qui l’a certainement imité dans ses derniers ouvrages. Avant de quitter Venise pour chercher fortune à Paris, lorsque Goldoni a fait la Bottega di Caffè, les Baruffe Chioggiotte et tant d’autres tableaux où la verve ne fait point oublier la trivialité du style, la véritable comédie était encore lettre close pour lui. Sedaine lui a montré le chemin qu’il devait suivre ; mais par malheur son talent épuisé ne répondit pas à l’appel. L’imagination se trouva éteinte quand le goût fut épuré. Quelle déplorable situation pour un poète que de sentir trop tard ce qu’il aurait pu faire et de voir tout son bagage englouti dans l’océan de l’oubli ! J’y songe en soupirant lorsque notre compagnie joue la la Bottega di Caffè, car c’est une des bagatelles de notre répertoire. Pauvre Goldoni ! je voudrais, par une compassion pieuse, faire représenter plus souvent ses ouvrages ; mais il n’y a pas moyen : l’intérêt de la troupe passe avant toutes choses.

Je demandai au capo comico où il avait trouvé dans la littérature italienne de meilleures comédies que celles de Goldoni.

— Vous allez vous moquer de moi, me répondit-il, si je vous dis que je fais moi-même les pièces que nous jouons. Assurément elles ont beaucoup de défauts, mais enfin ce sont d’autres défauts que l’abus de la farce, la bassesse du sujet et la trivialité du langage. Hormis les Truffaldins et les Pantalons, nos personnages parlent en italien pur.

— Seigneur directeur, dis-je, vous raisonnez si bien que je ne doute plus de l’excellence de vos représentations. J’assisterai certainement à l’ouverture de votre petit théâtre, et je prendrai un plaisir infini à dé-