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Shakespeare ou de Calderon, de Goethe ou d’Alighieri, les mémoires les plus complaisantes n’ont pas retenu leurs noms. Cette leçon vaut la peine d’être méditée.

Pour se renouveler, pour se rajeunir, l’imagination française, tout en tenant compte de l’antiquité classique et de l’Europe moderne, doit surtout consulter l’histoire même de la France dans l’ordre littéraire. C’est là, si je ne m’abuse, qu’elle puisera les enseignemens les plus salutaires. Original chez les trouvères et les troubadours, libre encore dans ses allures après la mort politique de la langue romane, rajeuni d’abord, puis bientôt détourné de sa voie par la renaissance, qui l’aurait mené à l’impersonnalité si elle n’eût été contrariée dans son action, plus puissant et plus fécond au XVIIe siècle dès qu’il interprète l’antiquité au lieu de la copier, fidèle au passé, mais fidèle à sa vocation quand il transforme le génie d’Athènes, moins pur sans doute, moins harmonieux dans ses œuvres, plus expansif, plus contagieux lorsqu’il s’abandonne tout entier à ses inspirations, le génie français dit assez à la génération nouvelle le chemin où elle doit s’engager. L’étude exclusive de l’antiquité classique la glacerait et paralyserait ses mouvemens ; l’étude de l’Europe moderne, tout en lui suggérant des idées nombreuses et variées, tuerait en elle toute originalité. Il faut donc absolument qu’elle rentre en elle-même et s’interroge, si elle veut devenir vraiment forte. Le passé, conseil utile pour tous, ne peut séduire, comme sujet d’imitation, que les intelligences boiteuses.

Si la génération nouvelle se décide à s’interroger, si elle renonce à décrier l’antiquité, qu’elle connaît assez mal, à copier au hasard l’Europe moderne, qu’elle accepte follement comme un symbole de protestation contre l’antiquité, — alors, mais alors seulement, elle entrera dans une voie féconde, et nous verrons s’accomplir sous nos yeux de prodigieuses métamorphoses. Le roman s’occupera de l’homme, de ses passions et de ses pensées, et négligera l’ameublement et le costume. Les bahuts et les tentures disparaîtront devant l’analyse de la souffrance. La décoration une fois simplifiée, les personnages s’agrandiront. Au théâtre, le changement sera peut-être plus frappant encore, car de toutes les formes littéraires la forme dramatique est aujourd’hui la plus malade. Nous verrons l’émotion prendre la place de la curiosité. Les spectateurs n’auront plus devant eux des panoplies que le poète baptise des noms les plus fameux ; les armures vides et sonores ne se promèneront plus sur la scène pour éblouir le regard sans occuper la pensée, et ce jour-là le bout-rimé sera détrôné. Enfin la poésie lyrique, la plus personnelle de toutes les formes littéraires, si Von se reporte à son origine, à sa mission, et qui cependant, depuis tant d’années, a réussi à devenir impersonnelle, retrouvera sa vraie nature en renonçant à la description ; elle n’essaiera plus de jouter avec l’école vénitienne, avec l’école flamande ; elle n’engagera plus une lutte