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très bien ce qu’il veut dire et dit très bien ce qu’il veut. C’est par le travail qu’il arrive à cette limpidité du style qui doit compter parmi les causes les plus puissantes de sa popularité. Pour imiter Béranger, un esprit doué aussi richement que lui devrait se résigner à toutes les études qui ont préparé son triomphe. Or une telle épreuve n’est pas de nature à séduire. Plus d’un a tenté de marcher sur les pas de Béranger sans avoir mesuré les difficultés de l’entreprise, et c’est à peine si le public a gardé le souvenir de ces aventuriers, car ils s’étaient mis en voyage sans connaître la route où ils s’engageaient. Pour se faire disciple de Béranger, la première condition est une prévoyance presque absolue, qui embrasse d’un seul regard toutes lis pensées dont la pièce se composera. La seconde est une connaissance parfaite de la langue. — Et je n’entends pas parler seulement des lois grammaticales qui président à l’arrangement des mots, mais bien aussi du sens des mots qui forment notre langue. Du moment en effet que rien n’est livré au hasard dans la composition d’une pièce lyrique, du moment qu’il s’agit d’enfermer le développement d’une pensée dans le cercle étroit d’une quarantaine de vers, chaque mot porte coup, et, pour peu que l’expression ne soit pas précise, pour peu qu’un mot soit détourné de son sens naturel, de son sens légitime, l’esprit hésite et l’attention languit. Parmi les écrivains de notre temps, combien y en a-t-il qui puissent défier un tel écueil ? Il serait trop facile de les compter. Et ceux qui savent d’avance ce qu’ils veulent dire, tout ce qu’ils veulent dire, qui connaissent à fond tous les secrets de notre langue, n’ont aucune raison pour choisir un maître, car l’expression de leur pensée personnelle suffit à leur intelligence. Aussi je comprends sans peine que Béranger n’ait pas d’école. Pour l’imiter avec succès, il faut se préparer par des épreuves trop laborieuses, et, ces épreuves une fois accomplies, l’esprit se trouve en mesure de n’imiter personne. Il y a dans ce modèle, dont nous attendrons long-temps la copie, une alliance si étroite entre l’expression et la pensée, les paroles sont comptées d’une main si avare, qu’après avoir surpris le secret de cette manière savante, tout bon esprit éprouvera le besoin de se frayer une route personnelle. L’imitation ainsi conçue mène droit à l’originalité ; aussi ne saurions-nous la recommander trop vivement comme une épreuve féconde.

Reste la troisième face de la poésie lyrique, représentée par Victor Hugo. Ici nous ne trouvons ni la spontanéité imprévoyante de Lamartine, ni la prévoyance laborieuse de Béranger. Le talent lyrique de Victor Hugo, envisagé dans son ensemble, ne relève ni de la méditation, ni de l’émotion, mais de la pure fantaisie, et encore la fantaisie, des Orientales ne s’applique volontiers qu’au monde des sons et des couleurs ; les idées et les sentimens ne viennent qu’en seconde ligne. Or, pour l’application de la fantaisie au monde des sons et des