Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/907

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’Œhlenschlæger fut un homme très différent de Baggesen par les tendances et le caractère. M. Grundtvig est aujourd’hui un vieillard respecté de ses concitoyens pour son éloquence chaleureuse, soit dans la chaire chrétienne, soit dans la diète, où il siège comme membre du haut clergé. Protestant rigide, M. Grundtvig s’effraya des tendances religieuses d’Œhlenschlæger ; il craignit ce spiritualisme un peu vague qui permettait au poète de se complaire dans les peintures poétiques du catholicisme du moyen-âge. « La gravité religieuse, écrivit-il au poète dans une note célèbre qu’Œhlenschlæger nous a transmise, ne domine pas dans vos derniers écrits. Vous comprendrez que ce changement ait dû nous émouvoir, puisqu’il ne peut avoir son principe que dans la conscience même de l’écrivain. Le poète est responsable devant Dieu de l’exactitude et de la sûreté de sa doctrine, car son imprudence peut égarer ses semblables, et il doit se garder des vanités et des jeux d’esprit, qui ne sauraient instruire ni édifier. » A ces paroles sévères, Œhlenschlæger fit une réponse dont quelques lignes éloquentes méritent d’être citées.

« Le poète n’est pas tenu, comme le prêtre, à n’étudier du monde philosophique et religieux que l’élément divin : Dieu lui-même s’est fait homme, l’esprit s’est fait chair ; de même le poète, trop timide pour prétendre à la peinture de la Divinité, cherche plutôt à saisir les reflets de son image dans les sentimens et les passions humaines. L’éternel amour n’a pas attendu, pour se manifester aux hommes, la venue du Christ sur la terre ; la sphère du poète peut donc s’étendre jusque dans le paganisme. Élever moralement ses semblables, voilà le vrai but de l’artiste ; j’espère n’avoir pas dévié de cette route : Palnatoke, Axel et Valborg, le Corrége, Stœrkodder, tous mes derniers ouvrages me serviront de témoins. Ma tragédie d’Hakon Jarl, parce qu’elle représentait la lutte entre le paganisme et le christianisme, a pu plaire davantage à certains esprits ardens ; mais, dans mes autres pièces, l’empreinte religieuse est, j’ose le dire, plus profonde, par cela même qu’elles représentent des convictions plus paisibles et un dogme moins contesté. L’idée de la rédemption et de l’amour divin, le tableau de la résignation religieuse et de l’espoir éternel y ressortent de chaque ligne et attestent hautement que ce n’est pas un crayon frivole qui a tracé ces vivans portraits. Je me trompe bien, ou j’ai senti mon cœur, non pas s’endurcir, mais s’ennoblir et s’élever par mes derniers travaux. »

Au fond, la question était posée entre l’art, qui veut beaucoup de liberté, et le dogme étroit et rigoureux, — entre le poète et le prêtre ; elle était peut-être, au moins en ces termes, insoluble. M. Gruudtvig prit soin de se contredire lui-même en se laissant aller à la séduction qu’exerça sur son imagination enthousiaste l’ancienne mythologie du Nord, telle qu’Œhlenschlæger l’avait dévoilée. M. Grundtvig est bien connu en Danemark pour l’admiration chaleureuse que lui inspirent les vieux héros scandinaves. Personne n’est plus familier avec la