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affecte des allures scientifiques, parle d’harmonie politique, d’hiérarchie, de rétribution selon les œuvres ou le mérite. Le pays dans lequel toutes ces choses existent le moins, c’est peut-être l’Union américaine. Là les multitudes sont maîtresses absolues, elles règlent, gouvernent, font les lois et forment l’état à leur image. Les États-Unis présentent l’aspect d’une grande multitude d’hommes ayant entre eux des rapports éphémères, formant des groupes aussitôt brisés que créés, se réunissant sur un point, se dispersant sur un autre. C’est là l’image qui s’offre à l’esprit lorsqu’on pense à ce pays. Les minorités ne sont rien et n’ont aucun pouvoir, si cultivées, si morales qu’elles soient. L’idée qu’il y a des lois plus hautes que la constitution a pu ainsi entrer dans beaucoup de têtes. On s’est dit qu’il y avait des hommes qui pouvaient avoir raison contre des nations entières, et qu’il y avait des droits au-dessus des majorités. Les abolitionistes du nord, par exemple, qui se composent en grande majorité de whigs, ont pris cette idée aux socialistes et en ont fait une arme contre le sud. Ils objectent, lorsqu’on les accuse d’attaquer le compromis Clay, qu’il y a une loi plus haute que la loi politique. Telle est la fameuse théorie de la loi plus haute (highter law) dont les abolitionistes, la convention de Syracuse, M. Seward, M. Hale, M. Gerritt Smith et tutti quanti ont tant abusé dans ces dernières années. Les doctrines socialistes sont plus favorables au gouvernement par l’état que les doctrines purement démocratiques; les whigs, partisans du pouvoir de l’état, s’emparent de ces doctrines et les opposent aux démocrates. Il y a même des journaux whigs, le New-York Tribune, par exemple, rédigé avec talent, qui sont saturés de socialisme. D’un autre côté, les démocrates, partisans du gouvernement par les masses, s’emparent de toutes les idées socialistes qui paraissent favorables au progrès des multitudes. Ainsi il y a une sorte de loi agraire, nommée l’homestead bill, qui depuis deux ans est en discussion. Il s’agit de donner cent soixante acres de terres gratuitement à toute famille qui consentira à les cultiver pendant cinq ans. Ce projet, repoussé jusqu’à présent par les whigs, a donné lieu à des discours où les idées socialistes trouvaient naturellement leur place. Les philosophes, les lettrés, qui se fatiguent plus vite que les autres hommes du joug des multitudes, ont demandé à leur tour, comme certains socialistes, que l’état fût réglé plus conformément aux lois de l’intelligence et de la raison. En un mot, le socialisme américain ressemble assez à la bataille des livres dans le Lutrin de Boileau : les partis se jettent réciproquement ses doctrines à la tête. En agissant ainsi, les partis sont dans leur rôle véritable, car il est dans la nature des partis politiques de faire flèche de tout bois. Cela peut bien n’être pas tout-à-fait moral, mais cela est ainsi.

La raison littéraire de ce succès du socialisme, c’est que les