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dans sa proposition. Elle fut ravie du consentement de Rousseau, et, comme elle en témoignait sa joie à Grimm, celui-ci la blâma fort du service qu’elle rendait à Rousseau. Elle combattit son opinion et lui montra les lettres que Rousseau lui avait écrites. « Je ne vois, dit Grimm, de la part de Rousseau, que de l’orgueil caché partout ; vous lui rendez un fort mauvais service de lui donner l’habitation de l’Ermitage, mais vous vous en rendez un bien plus mauvais encore. La solitude achèvera de noircir son imagination ; il verra tous ses amis injustes, ingrats, et vous toute la première, si vous refusez une seule fois d’être à ses ordres ; il vous accusera de l’avoir sollicité de vivre auprès de vous et de l’avoir empêché de se rendre aux vœux de sa patrie. Je vois déjà le germe de ses accusations dans la tournure des lettres que vous m’avez montrées[1]. »

Grimm avait raison et prévoyait l’avenir. Mme d’Épinay ne se livrait qu’au plaisir d’installer son philosophe. Elle avait bon cœur, mais elle avait aussi la vanité de son bon cœur. Grimm, qui était alors son sage et son amant, lui disait en vain : « Faites pour vous et pour les vôtres le mieux qu’il vous est possible ; renoncez à vous mêler des autres. Je vous jure que ce qui peut vous arriver de moins fâcheux dans tout ceci, c’est de vous donner un ridicule : on croira que c’est par air et pour faire parler de vous que vous avez logé Rousseau. » Ce conseil fort sage ne prévalut pas, malgré la double autorité de Grimm, contre l’engouement de Mme d’Épinay pour son ours. En même temps, Rousseau, après s’être fait beaucoup prier, s’était pris tout à coup d’un désir singulier d’habiter l’Ermitage. Ses amis de Paris se moquaient de son goût pour la retraite. « Il avait besoin, disaient-ils, de l’encens et des amusemens de la ville ; il ne soutiendrait pas quinze jours de solitude, et on le verrait bientôt revenir avec sa courte honte à Paris[2]. » Ces sarcasmes le piquaient au jeu, et il fut bientôt aussi impatient d’aller s’établir à l’Ermitage que Mme d’Épinay l’était de l’y installer. Cette installation fut une scène qui eut aussi son air romanesque. Mme d’Épinay alla dans sa voiture prendre Rousseau et ses deux gouvernantes ; la mère Levasseur était une femme de soixante-dix ans, lourde, épaisse et presque impotente. Le chemin, dès l’entrée de la forêt, est impraticable pour une berline. Mme d’Épinay n’avait pas prévu que la bonne vieille serait embarrassante à transporter, et qu’il lui serait impossible de faire le reste de la route à pieds ; il fallut donc faire clouer de forts bâtons à un fauteuil et porter à bras la mère Levasseur jusqu’à l’Ermitage. Cette pauvre femme pleurait de joie et de reconnaissance ; mais Rousseau, le premier moment de surprise et d’attendrissement

  1. Mémoires, p. 280.
  2. Confessions, liv. IX.