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En vain les sots diront que c’est un crime ;
Dans ce bas monde il n’est ni bien ni mal.
Aux vrais savans tout doit sembler égal.
Bâtir est beau, mais détruire est sublime !


III.

J’ai voulu mettre à part tout ce qui dans Rousseau et dans Voltaire concerne leurs tristes querelles, afin de n’avoir plus à m’en occuper. Je reviens maintenant à la vie et aux ouvrages de Rousseau après son retour de Genève, et je dois raconter son établissement à l’Ermitage.

L’établissement de Rousseau à l’Ermitage en 1756 est un des plus curieux chapitres de l’histoire littéraire du XVIIIe siècle. Tout s’y mêle, l’engouement d’une femme bonne, aimable et frivole, qui veut avoir son philosophe près d’elle, comme une curiosité et comme une ressource de conversation dans la solitude ; les amis impérieux, qui veulent régler la vie d’autrui sur la leur et qui croient impossible tout ce qu’ils ne font pas ; le contraste inévitable et plein d’embarras de la famille de Thérèse, dont Rousseau avait fait la sienne, avec les amis et la société que lui faisait son génie ; la finesse et la cupidité des petites gens en face de l’étourderie vaniteuse et prodigue des belles dames et de la sentimentalité déclamatoire des philosophes, tout cela animé et mis en fermentation, si je l’ose dire, par le caractère à la fois affectueux et soupçonneux de Rousseau, qui se donne et se retire tour à tour, si bien qu’à n’y pas regarder de près, on est tenté de prendre pour des inégalités d’humeur ce qui n’est que le contre-coup de toutes les disparates de goût, d’idées, d’habitudes, de conditions, de manières de vivre et de penser amoncelées autour de Rousseau, et dont il est le centre agité et flottant.

Rousseau raconte lui-même comment Mme d’Épinay lui offrit l’Ermitage, et ce récit, quoique fait par Rousseau après sa rupture avec Mme d’Épinay, lui est cependant plus favorable que celui de Mme d’Épinay elle-même dans ses Mémoires. Il a quelque chose de romanesque et de théâtral, qui montre aussi peut-être la manière dont les souvenirs revenaient à Rousseau quand il composait ses Confessions. L’imagination aidait la mémoire. Il raconte donc qu’étant un jour au château de la Chevrette, il poussa sa promenade avec Mme d’Épinay jusqu’au réservoir des eaux du parc, qui touchait la forêt de Montmorency. Il y avait là un potager avec une loge fort délabrée, qu’on appelait l’Ermitage. Ce lieu, solitaire et très agréable, enchanta Rousseau, et il se mit à dire : « Ah ! madame, quelle habitation délicieuse ! Voilà un asile tout fait pour moi. » C’était avant le voyage de Rousseau à Genève. Mme d’Épinay ne dit rien ; mais, après le retour de Rousseau, comme il était à la Chevrette, Mme d’Épinay poussa de nouveau la