Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/780

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bande à part. Ç’aurait été un bon soldat, mais il a mieux aimé être général, pouvant l’être. Il n’a pas voulu prendre le mot d’ordre ; il a préféré donner le sien. Quant au jugement de d’Alembert sur Rousseau, il est d’une sagacité singulière. Il n’aime pas Rousseau, mais sa répugnance ne l’empêche pas de reconnaître le génie de Rousseau et d’en comprendre la nature fébrile et maladive. Rousseau est un malade de beaucoup d’esprit, et qui n’a d’esprit que quand il a la fièvre. Il ne faut ni le guérir ni l’outrager. Le mot est admirable de sens et de noblesse.

Pendant que Voltaire, dans sa correspondance, se livrait ainsi à sa colère et à sa haine contre Rousseau, que faisait Rousseau ? Il n’avait aucune des qualités du chef de parti et du pamphlétaire ; il ne savait pas revenir sans cesse à la charge pour écraser son ennemi ; il n’avait point de confident ou de plénipotentiaire à Paris à qui donner la consigne et le mot d’ordre, comme le fait Voltaire avec d’Alembert. N’en faisons point cependant un saint ou un martyr. Ce saint, dans sa correspondance, n’épargne pas plus Voltaire que Voltaire ne l’épargnait. Il sait même manier l’ironie et l’employer d’une façon piquante contre le grand moqueur. Voyez ce dialogue de Voltaire avec un ouvrier du comté de Neufchâtel que Rousseau envoie à Mme de Boufflers. Mme de Boufflers était une des dévotes de Rousseau, une des meilleures, la plus judicieuse et la plus éclairée, fort accréditée dans le grand monde parisien, et qui régnait dans la petite cour du prince de Conti. Ce dialogue, qui est une véritable scène de comédie, et la plus piquante qu’ait faite Rousseau, Rousseau l’a, dit-il, rédigé de mémoire d’après une conversation de M. le pasteur Montmollin. « Le tout peut n’être pas absolument exact ; mais les traits principaux sont fidèles, car ils ont frappé M. de Montmollin, il les a retenus, et vous croyez bien que je ne les ai pas oubliés. » La scène se passe pendant le séjour de Rousseau à Motiers-Travers. « Voltaire à l’ouvrier : Est-il vrai que vous êtes du comté de Neufchâtel ? — L’ouvrier : Oui, monsieur. — Êtes-vous de Neufchâtel même ? — Non, monsieur ; je suis du village de Butte, dans la vallée de Travers. — Butte ! cela est-il loin de Métiers ? — À une petite lieue. — Vous avez dans votre pays un personnage de celui-ci qui a bien fait des siennes. — Qui donc, monsieur ? — Un certain Jean-Jacques Rousseau. Le connaissez-vous ? — Oui, monsieur ; je l’ai vu un jour, à Butte, dans le carrosse de M. de Montmollin, qui se promenait avec lui. — Comment ! ce pied plat va en carrosse ? Le voilà donc bien fier ? — Oh ! monsieur, il se promène aussi à pied ; il court comme un chat maigre et grimpe sur toutes nos montagnes. — Il pourrait bien grimper quelque jour sur une échelle. Il eût été pendu à Paris, s’il ne se fût sauvé, et il le sera ici, s’il y vient — Pendu, monsieur ! Il a l’air d’un si bon homme ! Eh ! mon Dieu ! qu’a-t-il donc fait ? — Il a fait des livres abominables : c’est un impie, un athée. — Vous me surprenez. Il va tous les dimanches à l’église. — Ah ! l’hypocrite ! Et que