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à vous en plaindre : malgré tout cela, je n’approuve pas que vous vous déclariez publiquement contre lui comme vous faites, et je n’aurai sur cela qu’à vous répéter vos propres paroles : Que deviendra le petit troupeau, s’il est désuni et dispersé ? Nous ne voyons point que ni Platon, ni Aristote, ni Sophocle, ni Euripide aient écrit contre Diogène, quoique Diogène leur ait dit à tous des injures. Jean-Jacques est un malade de beaucoup d’esprit et qui n’a d’esprit que quand il a la fièvre. Il ne faut ni le guérir ni l’outrager. » Cette lettre sage et noble apaisa-t-elle Voltaire ? Pas le moins du monde. Il voulait bien gronder les philosophes de Paris qui se disputaient, mais il voulait qu’on le laissât injurier Rousseau tout à son aise[1]. « À l’égard de Jean-Jacques, répond-il à d’Alembert, s’il n’était qu’un inconséquent, un petit bout d’homme pétri de vanité, il n’y aurait pas grand mal ; mais qu’il ait ajouté à l’emportement de sa lettre l’infamie de cabaler du fond de son village avec des prédicans sociniens pour m’empêcher d’avoir un théâtre à Tournay, ou du moins pour empêcher ses concitoyens, qu’il ne connaît pas, de jouer avec moi ; qu’il ait voulu, par cette indigne manœuvre, se préparer un retour triomphant dans ses rues basses, c’est l’action d’un coquin, et je ne lui pardonnerai jamais. J’aurais tâché de me venger de Platon, s’il m’avait joué un pareil tour, à plus forte raison du laquais de Diogène. Je n’aime ni sa personne ni ses ouvrages, et son procédé est haïssable. »

Si j’ai cité ces divers passages de la correspondance de Voltaire avec d’Alembert sur Rousseau, ce n’est pas seulement pour être un rapporteur exact de la querelle commencée par Rousseau, continuée et envenimée par Voltaire. Il y a aussi dans cette correspondance des traits curieux sur l’histoire littéraire du XVIIIe siècle, et un jugement sur Rousseau qui fait honneur à l’esprit et au caractère de d’Alembert. Ce mot de Voltaire en parlant de Rousseau : « Cet archi-fou qui aurait pu être quelque chose, s’il s’était laissé conduire par vous, et qui s’avise de faire bande à part, » est le grand grief du parti philosophique contre Rousseau ; il n’a pas voulu se laisser conduire et il a fait

  1. Cette irascibilité égoïste de Voltaire me rappelle une belle et judicieuse lettre du médecin Tronchin à Rousseau, Rousseau, en 1756, l’avait chargé de remettre à Voltaire sa Lettre sur la Providence. Tronchin dit à Rousseau qu’il a fait sa commission, et, lui parlant de Voltaire, qu’il appelle « notre ami, » il le juge avec une sagacité morale qui témoigne que Tronchin était vraiment un grand médecin. « Son état moral a été, dès sa plus tendre enfance, si peu naturel et si altéré, que son être actuel fait un tout artificiel qui ne ressemble à rien. De tous les hommes qui coexistent avec lui, celui qu’il connaît le moins, c’est lui-même. L’excès de ses prétentions l’a conduit insensiblement à cet excès d’injustice que les lois ne condamnent pas, mais que la raison désapprouve… À soixante ans, on ne guérit guère des maux commencés à dix-huit. On l’a gâté ; on en gâtera bien d’autres. » (Musset-Pathay, Histoire de Jean-Jacques Rousseau, t. II, p. 322.) Nulle part cette maladie de l’ame que produit la vanité et qui finit par substituer un être artificiel à un homme n’a été mieux observée.