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mal d’être enterré comme un chien, quand on a vécu dans le tonneau de Diogène. »

Qu’est-ce donc qui fit que Voltaire devint enfin furieux contre Rousseau ? Rousseau ne voulait point qu’il y eût de théâtre à Genève, et il ne voulait même pas que les Genevois allassent jouer la tragédie et la comédie chez Voltaire, qui avait construit un théâtre dans son château pour y jouer ses pièces. Voilà le crime impardonnable. Point de théâtre à Genève, ce n’était encore qu’une querelle entre Rousseau et d’Alembert : Voltaire pouvait être tolérant, et il l’était ; mais point de théâtre aux Délices ou point de Genevois, c’est-à-dire point de public et point d’admirateurs au théâtre des Délices, cela peut-il se concevoir ? Dès ce moment, Rousseau devient pour Voltaire un de ces noms détestés qu’il poursuit d’abord de ses sarcasmes et plus tard de ses insultes. « Jean-Jacques Rousseau, homme fort sage et fort conséquent, a écrit plusieurs lettres contre ce scandale[1] à des diacres de l’église de Genève, à mon marchand de clous, à mon cordonnier[2]. » Les expressions de la lettre de Rousseau, dont il avait ri d’abord, lui reviennent à la mémoire et l’irritent. « C’est contre votre Jean-Jacques que je suis le plus en colère, écrit-il à d’Alembert le 19 mars 1761. Cet archi-fou, qui aurait pu être quelque chose, s’il s’était laissé conduire par vous, s’avise de faire bande à part ; il écrit contre les spectacles après avoir fait une mauvaise comédie ; il écrit contre la France qui le nourrit ; il trouve quatre ou cinq douves pourries du tonneau de Diogène, il se met dedans pour aboyer ; il abandonne ses amis ; il m’écrit à moi la plus impertinente lettre que jamais fanatique ait griffonnée. Il m’écrit en propres mois : Vous avez corrompu Genève pour prix de l’asile qu’elle vous a donné, comme si je me souciais d’adoucir les mœurs de Genève, comme si j’avais besoin d’un asile, comme si j’en avais pris un dans cette ville de prédicans sociniens, comme si j’avais quelque obligation à cette ville ! »

En recevant cette lettre, où la colère d’un poète qui veut qu’on joue et qu’on applaudisse ses pièces met en mouvement toutes les autres colères de Voltaire, — et sa colère de philosophe contre les prédicans, et sa colère de grand seigneur contre les marchands de clous et les cordonniers qui de plus sont diacres, et sa colère de riche contre ceux qui croient qu’il a besoin de quelqu’un, — d’Alembert essaya de calmer l’irascible vieillard. « Je viens à Jean-Jacques, écrit d’Alembert à Voltaire, non pas à Jean-Jacques Lefranc de Pompignan, qui pense être quelque chose, mais à Jean-Jacques Rousseau, qui pense être cynique, et qui n’est qu’inconséquent et ridicule. Je veux qu’il vous ait écrit une lettre impertinente ; je veux que, vous et vos amis, vous ayez

  1. Le théâtre des Délices.
  2. Tome LXXXIX, lettres à d’Alembert, p. 192.