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bataillons. Il entretient une correspondance infatigable; sa pensée semble partout présente, et partout il sème la vengeance et la haine. Stein n’a jamais été plus beau qu’en ces heures d’exaltation. La victoire est incertaine, qu’importe? l’action le console. Jusque-là il s’épuisait à armer l’Europe contre la France, et, ne réussissant pas à enflammer chez les autres les passions qui remplissaient son ame, il maudissait le genre humain; aujourd’hui cette lutte acharnée double sa foi et ses forces. Si l’on voulait peindre le baron de Stein, si l’on voulait rendre cette tête carrée, ce regard sombre, cette physionomie où éclatent la rudesse et la ténacité, c’est ce moment qu’il faudrait choisir : on le verrait, l’œil en feu, l’éclair au front, lisant un bulletin de Kutusof, et, peu soucieux de la défaite, devinant dans les victoires mêmes de l’empereur le premier ébranlement de sa fortune. Stein était depuis plusieurs semaines à Saint-Pétersbourg, quand Napoléon entra à Moscou. Quelques jours après, un matin, il était assis avec Arndt et déjeunait frugalement : «Vous savez la nouvelle? lui dit-il; tout Moscou a brûlé! Nous allons être forcés sans doute de fuir encore plus loin; ce n’est pas la première fois que je fuis et que je perds mon bagage. Misérable espèce humaine! vous ne sauriez croire combien il y a déjà de visages allongés autour de nous. Pour moi, je ne me suis jamais senti plus gai! » Et en effet, au milieu de ces affreuses péripéties, le dur Teuton avait des accès de gaieté enthousiaste.

Il est curieux de comparer les lettres de Stein pendant cette période à ce journal si éloquent, si passionné, écrit à la même époque par Mme de Staël, lorsqu’elle fuyait Napoléon et allait chercher la liberté en Russie. Les derniers chapitres des Dix Années d’exil sont un précieux commentaire des sentimens du baron de Stein. Tous les deux ils parlent souvent des mêmes choses, ils décrivent les mêmes tableaux, ils peignent et apprécient les mêmes hommes, et voyez quelle différence d’inspiration ! Une amertume profonde assombrit les ardentes pages de Mme de Staël; une joie meurtrière éclate dans les lettres de M. de Stein. Cette différence toutefois est un enseignement de plus. L’un et l’autre, la noble exilée par sa tristesse, le ministre prussien par ses cris de joie, ils peignent admirablement la situation de l’Europe à la veille des catastrophes qui allaient renverser l’empire. M. de Stein avait vu Mme de Staël à Saint-Pétersbourg pendant le mois d’août 1812. Il l’apprécie dans ses lettres avec une rare pénétration. Ses paroles sur cette femme illustre sont, conformes aux témoignages les plus sérieux et aux jugemens les plus accrédités. L’auteur de Corinne, sa personne, son entretien, son attitude à la cour de Russie, les sentimens qui l’animent, tout cela est décrit, reproduit, analysé avec une singulière finesse. Cette saine nature volontiers portée à l’emphase, ce fonds de simplicité cordiale et ce besoin de dominer et de plaire, cette physionomie qui serait un peu commune dans le bas du visage si elle