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Romanzoff, diplomate du temps de Catherine II, tout façonné à la française, tout fardé de grâces apprises et de coquetteries surannées, la vieille marquise du Marais, comme l’appelaient les jeunes attachés de M. de Caulaincourt. Romanzoff représente à la cour du tsar l’enthousiasme pour Napoléon; quand il raconte une anecdote sur sa majesté l’empereur et sa majesté l’impératrice douairière, c’est du vainqueur de Friedland et de sa mère qu’il veut parler, — ce qui ne l’empêche pas d’exposer avec un sourire triomphant les procédés dont il faut se servir pour battre sa majesté l’empereur dans une négociation. Un autre personnage non moins bizarre, c’est le plus influent des ministres, Speransky, fils d’un pasteur, qui avait mené une existence de hasard dans sa première jeunesse; chanteur d’abord, espèce de Figaro ou de Gil Blas, mais Gil Blas septentrional, plein de qualités sérieuses et volontiers tourné au mysticisme, il était entré modeste employé dans une chancellerie, et s’y était élevé aux plus hauts postes. Devenu l’homme d’état le plus accrédité de l’empire, il avait conservé ses mœurs simples et accru ses penchans au mysticisme. Un aventurier célèbre dans la littérature allemande, Fessler, ancien moine autrichien, puis pasteur protestant et missionnaire en Russie, avait conquis beaucoup d’ascendant sur cette vive imagination. Initié par Fessler aux secrets de l’illuminisme allemand, Speransky s’occupait beaucoup de franc-maçonnerie et de sociétés secrètes. Plusieurs propos bizarres, révélés par un de ses amis et qui arrivèrent dénaturés sans doute aux oreilles de l’empereur, furent causé de son éclatante disgrâce; il fut arrêté la nuit et conduit en exil par un agent de police. L’empereur, qui l’aimait singulièrement, s’était cru trahi par un de ses plus intimes conseillers, et l’on vit dès-lors se développer chez lui ces irrésolutions et ces défiances que nous peint si vivement M. de Stein. Quant aux généraux qui entourent le tsar, ce sont de braves militaires et de médiocres esprits. Barclay de Tolly a du sang-froid, du courage, mais n’exigez de lui aucune élévation dans les idées; d’ailleurs son influence est presque nulle. Les deux autres chefs de l’armée, le prince Bagration et Tormassow, le regardent comme un étranger, et, quoique ses inférieurs, ils lui tiennent à peine par un fil. S’il y a dans l’armée un penseur élevé et profond, c’est le général Phull; malheureusement il est Wurtembergeois et ne parle pas la langue russe; pourquoi faut-il aussi qu’il sache si peu agir sur les hommes, qu’il les repousse au contraire par sa hauteur, par ses railleries mordantes, et rende inutiles les sérieux dons qu’il a reçus?

Le baron de Stein avait raison de ne pas se hasarder, avec sa rudesse teutonique, au milieu de ces brillantes élégances et de ces vanités hautaines; aussi bien sa tâche lui suffisait. Il ne perd pas de temps : huit jours après son arrivée, il adresse au tsar un mémoire très étendu sur la situation de l’Allemagne et sur le moyen d’employer les forces