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vous ne manqueriez pas de me faire faire un mauvais parti. J’ordonne à mon cocher de me mener chez moi. — Si vous y descendez, me dit M. de Chaulnes, je vous poignarde à votre porte. — Vous en aurez donc le plaisir, lui dis-je, car je n’irai pas ailleurs attendre l’heure qui doit me montrer au juste vos intentions. — Force injures dans le carrosse. — Tenez, monsieur le duc, quand on a envie de se battre, on ne verbiage point tant. Entrez chez moi, je vous ferai donner à dîner, et, si je ne parviens pas à vous remettre en votre bon sens d’ici à quatre heures et que vous persistiez à me forcer à l’alternative de me battre ou d’être dévisagé, il faudra bien que le sort des armes en décide. — Mon carrosse arrive à ma porte, je descends, il me suit, et feint d’accepter mon dîner. Je donne froidement mes ordres. Le facteur me remet une lettre, il se jette dessus et me l’arrache devant mon père et tous mes domestiques. Je veux tourner l’affaire en plaisanterie, il se met à jurer. Mon père s’effraie, je le rassure, et j’ordonne qu’on nous porte à dîner dans mon cabinet. Nous montons. Mon laquais me suit, je lui demande mon épée. — Elle est chez le fourbisseur. — Allez la chercher, et, si elle n’est pas prête, apportez-m’en une autre. — Je te défends de sortir, dit M. de Chaulnes, ou je t’assomme ! — Vous avez donc changé de projet ? lui dis-je. Dieu soit loué ! car je ne pourrai pas me battre sans épée. — Je fais un signe à mon valet qui sort. Je veux écrire, il m’arrache ma plume. Je lui représente que ma maison est un hospice que je ne violerai pas, à moins qu’il ne m’y force par de semblables excès. Je veux entrer en pourparler sur la folie qu’il a de vouloir absolument me tuer ; il se jette sur mon épée de deuil qu’on avait posée sur mon bureau et me dit, avec toute la rage d’un forcené et en grinçant les dents, que je ne la porterai pas plus loin. Il tire ma propre épée, la sienne étant à son côté ; il va fondre sur moi. — Ah ! lâche ! m’écriai-je, et je le prends à bras-le-corps pour me mettre hors de la longueur de l’arme, je veux le pousser à ma cheminée pour sonner ; de la main qu’il avait de libre, il m’enfonce cinq griffes dans les yeux et me déchire le visage, qui à l’instant ruisselle de sang. Sans le lâcher, je parviens à sonner, mes gens accourent. — Désarmez ce furieux ! leur criai-je, pendant que je le tiens. — Mon cuisinier, aussi brutal et aussi fort que le duc, veut prendre une bûche pour l’assommer. Je crie plus haut : — Désarmez-le, mais ne lui faites pas de mal ; il dirait qu’on l’a assassiné dans ma maison. — On lui arrache mon épée. À l’instant il me saute aux cheveux et me dépouille entièrement le front. La douleur que je sens me fait quitter son corps que j’embrassais, et de toute la raideur de mon bras je lui assène à plein fouet un grand coup de poing sur le visage. — Misérable ! me dit-il, tu frappes un duc et pair ! — J’avoue que cette exclamation si extravagante pour le moment m’eût fait rire en tout autre temps ; mais, comme il est plus fort que moi et qu’il me prit à la gorge, il fallut bien ne m’occuper que de ma défense. Mon habit, ma chemise sont déchirés, mon visage est de nouveau sanglant. Mon père, vieillard de soixante-seize ans, veut se jeter à la traverse, il a sa part lui-même des fureurs crochetorales du duc et pair ; mes domestiques se mettent à nous séparer. J’avais moi-même perdu la mesure, et les coups étaient rendus aussitôt que donnés. Nous nous trouvons au bord de l’escalier, où le taureau tombe, roule sur mes domestiques et m’entraîne avec lui. Ce désordre horrible le rend un peu à lui-même. Il entend