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de sa dignité dans ses rapports avec ses supérieurs, ses égaux ou ses inférieurs ; une mémoire vaste et désordonnée ; un grand désir de s’instruire et un plus grand goût pour la dissipation ; une force de corps prodigieuse ; une violence de caractère qui troublait sa raison toujours assez confuse ; de fréquens accès de colère dans lesquels il ressemblait à un sauvage ivre, pour ne pas dire à une bête féroce. Toujours livré à l’impression du moment, sans égard pour les suites, il s’était attiré plus d’une mauvaise affaire. Banni du royaume pendant cinq ans, il avait employé le temps de son exil à faire un voyage scientifique, il avait visité les pyramides, fréquenté les Bédouins du désert, rapporté plusieurs objets d’histoire naturelle et un malheureux singe qu’il assommait de coups tous les jours[1]. »

Ce caractère du duc de Chaulnes rendait fort orageuse sa liaison avec Mlle Ménard. À la fois jaloux, infidèle et brutal, depuis long-temps déjà il ne lui inspirait plus guère que de la crainte, lorsqu’il se prit d’une belle passion pour Beaumarchais, et l’introduisit lui-même chez sa maîtresse ; au bout de quelques mois, il s’aperçut qu’elle le trouvait plus aimable que lui. Son amitié se changea en fureur. Mlle Ménard, effrayée de ses violences, pria Beaumarchais de cesser ses visites. Par égard pour elle, il y consentit ; mais, les mauvais traitemens du duc ne discontinuant pas, elle prit un parti désespéré, et se réfugia dans un couvent. Quand elle crut avoir reconquis sa liberté par une rupture définitive, elle rentra dans sa maison en invitant Beaumarchais à revenir la voir.

C’est dans cette circonstance que Beaumarchais écrit au duc de Chaulnes, et lui propose un traité de paix un peu bizarre dans une lettre qui me semble curieuse et par son contenu et par un ton mélangé de familiarité, de prudence et d’égards, qui peint bien le conflit des caractères et de la condition sociale des deux personnages. Voici cette lettre : on ne doit pas oublier que Beaumarchais a été d’abord très lié avec le duc de Chaulnes.


« Monsieur le duc,

« Mme Ménard[2] m’a donné avis qu’elle était retournée chez elle en m’in-

  1. Ajoutons à ce portrait de Gudin que le duc de Chaulnes, au milieu de sa vie désordonnée et extravagante, avait conservé quelque chose des goûts de son père, savant distingué en mécanique, en physique et en histoire naturelle, qui mourut membre honoraire de l’Académie des sciences. Le fils aimait passionnément la chimie, et il a fait quelques découvertes dans cette partie. Toutefois, même en ce genre d’occupation, il se distinguait par l’excentricité de son caractère. C’est ainsi que, pour vérifier l’efficacité d’une préparation qu’il avait inventée contre l’asphyxie, il s’enferma dans un cabinet vitré et s’asphyxia, s’en remettant à son valet de chambre du soin de le secourir à temps et de faire sur lui l’essai de son remède. Il avait heureusement un serviteur ponctuel qui ne le laissa pas aller trop loin.
  2. On verra tous les amis de cette demoiselle l’appeler madame, mais cela ne tire pas à conséquence.