Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/687

Cette page a été validée par deux contributeurs.

qui les renferme est au grand complet, c’est un de ceux sur lesquels il a écrit de sa main : Matériaux pour les Mémoires de ma vie ; et comme cette querelle avait occasionné un commencement d’instruction judiciaire par-devant M. de Sartines, alors lieutenant-général de police, Beaumarchais, qui, plus tard, s’était lié assez intimement avec ce dernier, avait obtenu de lui la remise de toutes les lettres et dépositions de chacun des acteurs de ce petit drame tragi-comique. J’essaierai donc de le reproduire au naturel et en laissant autant que possible la parole aux personnages eux-mêmes. Ces sortes de tableaux de mœurs, quand ils sont exacts et authentiques, éclairent la physionomie d’un temps beaucoup mieux que les généralités les plus pompeuses.

Parlons d’abord de l’aimable personne qui fut la cause de ce combat homérique entre Beaumarchais, adroit et prudent comme Ulysse, et un duc et pair robuste et furieux comme Ajax. Mlle Ménard était une jeune et jolie, sinon vertueuse artiste, qui, en juin 1770, avait débuté avec talent à la Comédie-Italienne dans les rôles de Mme Laruette ; elle s’était distinguée surtout dans le rôle de Louise du Déserteur. Grimm nous a tracé son portrait. « On convient assez généralement, dit-il dans sa Correspondance littéraire, qu’elle a mieux joué le rôle de Louise qu’aucune de nos actrices les plus applaudies, et qu’elle y a mis des nuances qui ont échappé à Mme Laruette et à Mme Trial ; elle a moins réussi dans les autres rôles, et l’on peut dire qu’elle a joué avec une inégalité vraiment surprenante. Elle s’est fait beaucoup de partisans ; les auteurs poètes et musiciens sont dans ses intérêts ; malgré cela, M. le maréchal de Richelieu, kislar-aga des plaisirs du public, c’est-à-dire des spectacles[1], ne veut pas même qu’elle soit reçue à l’essai : il sait mieux que nous ce qui doit nous faire plaisir pour notre argent. La voix de Mlle Ménard[2] est de médiocre qualité ; elle a eu un mauvais maître à chanter ; avec de meilleurs principes et en apprenant à gouverner sa voix, son chant pourra devenir assez bon pour ne pas déparer son jeu. Quant à celui-ci, elle a d’abord l’avantage d’un débit naturel et d’une prononciation aisée ; elle ne parle pas du crâne et à la petite octave comme Mme Laruette et Mme Trial. Sa figure est celle d’une belle fille, mais non pas d’une actrice agréable. Mettez à souper Mlle Ménard, fraîche, jeune, piquante, à côté de Mlle Arnould, et celle-ci vous paraîtra un squelette auprès d’elle ; mais au théâtre ce squelette sera plein de grâce, de noblesse et de charme, tandis que la fraîche et piquante Ménard aura l’air gaupe[3]. Elle m’a paru avoir la tête un peu

  1. En sa qualité de premier gentilhomme de la chambre du roi.
  2. Quelques feuilles du temps écrivent Mesnard ; mais la demoiselle en question, dont nous avons l’honneur de posséder des autographes, signe Ménard. Nous écrirons donc son nom comme elle l’écrivait elle-même.
  3. Je demande pardon aux lecteurs délicats sur le choix des termes de citer textuel-