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de poète. Eh bien! toutes accusent le travail de la main et la prétention; dans aucune d’elles, le sentiment ne se fait jour. Les plus célèbres romanciers ont fait du paysage le fond du tableau de la vie humaine, ne considérant les détails sociaux que comme des accessoires d’une importance secondaire; de la sorte ils mettent en évidence, en l’isolant, le jeu des passions et s’emparent plus fortement de l’imagination du lecteur. C’est par le paysage, par la vérité des détails naturels autant que par celle des détails psychologiques, que Paul et Virginie, Werther et Atala, — de notre temps Indiana et Valentine ont conquis leur rang élevé dans la littérature. Au dernier siècle même, siècle de l’afféterie par excellence, Manon Lescaut va terminer dans les solitudes de l’Amérique sa turbulente existence, et cette mort, qui n’eût intéressé que médiocrement partout ailleurs, excite une pitié profonde. Mais allez donc demander à l’école fantaisiste de donner, pour fond de tableau, des paysages aux romans qu’elle édite, à l’école fantaisiste qui, dans la création, y compris l’homme, n’aperçoit qu’un musée de la pire espèce. « Le paysage, dit quelque part M. Gautier parlant de la Belgique, m’a paru peint et n’être, après tout, qu’une imitation maladroite des paysages de Cabat et de Ruysdael. » Et plus loin : « La nature est peu naturelle et ressemble à une mauvaise tenture de salle à manger. » Mieux vaut en conséquence une belle tenture due au pinceau de Fragonard, les trumeaux de Boucher et tout l’attirail galant du siècle de Watteau; mieux vaut placer la scène d’un roman dans un cirque ou dans un musée, car, dès que l’intérêt doit être déplacé, reporté de l’homme sur la chose, du principal sur l’accessoire, plus le champ de la digression est vaste, plus facilement le but est atteint. Le Trio de Romans, le plus récent des livres de M. Gautier, contient trois nouvelles : Militona, Jean et Jeannette, Arria Marcella; la première est un prétexte à décrire les courses de taureaux et les quartiers populeux de Madrid, la seconde à représenter un intérieur de marquise au temps de Louis XV, la troisième et la plus curieuse des trois à déifier la forme dans une espèce de rêve fantastique qui rappelle assez la Smarra de Charles Nodier; mais, dans aucune des trois œuvres, l’imagination ne peut croire un instant à la réalité des inventions du poète, s’intéresser aux intrigues dans lesquelles se meuvent les personnages. Partout on n’y sent, on n’y voit que la personnalité de l’écrivain s’évertuant à entasser mille petits détails, mille petites préciosités. Or, si, comme le dit Pascal, le moi est haïssable, il ne l’est jamais à un aussi haut degré que dans un roman. Dès qu’une phrase, un mot, une réflexion, nous ramènent de la pensée des acteurs à celle de l’écrivain, nous éprouvons une sorte de dépit d’avoir été pris pour dupe, et nous laissons le volume.

Ce dédain de la passion vraie, ce culte des détails, qui choquent dans le roman, M. Gautier y reste fidèle dans les autres genres qu’il cultive : fantaisies ou voyages, critiques ou poésies. Fou de l’art et, comme nous l’avons déjà dit, ne saisissant dans l’art que le côté plastique, il ne tient que fort peu de compte de l’humanité, et même, dans Caprices et Zigzags et dans Italia, son dédain arrive quelquefois à la férocité la plus réjouissante. Ainsi il aime le sang parce que le sang est rouge, qu’il doit s’ennuyer dans les veines et qu’il est fait pour se montrer. — Nos fêtes sont jeux innocens, puériles à faire sourire de pitié tous les fantaisistes ensemble. Fi donc! Plutôt l’Espagne et ses