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mille racines ! » — Plus loin encore, dans une lettre de Julie à la même, je transcris ce passage qui me semble plein d’une élégante facilité de coloris. « Je ne puis arrêter sur ma reconnaissance, puisque tu n’arrêtes point sur tes procédés ; nous sommes comme les paons de Junon faisant la roue l’une devant l’autre, pour nous civiliser à qui mieux mieux. » Une lettre de Julie à sa nièce, la jeune et charmante fille de Beaumarchais, qui était sur le point de se marier, mais qui hésitait encore, achèvera de peindre ce mélange de sérieux et de gaieté qui la caractérise :


« Tu vas donc dans deux jours, écrit-elle, représenter une demoiselle qui décide son sort et choisit son époux. Que Dieu mette en ton cœur son esprit et sa sagesse. Tu me parais superbe d’avoir à prononcer sur la destinée d’un mortel. Il est à crapaud, mademoiselle, il attend en tremblant son arrêt de vie ou de mort. Tu tiens le fil, sandis ! Voudras-tu le cordonner ou le casser ? Réfléchis bien ; moi je t’ai dit vingt fois tout ce que j’en pensais. Je te répète qu’en fait d’hymen il vaut mieux estimer qu’aimer, quoique le dernier ne gâte pas l’autre ; mais on sait qu’il arrive à petits pas tout exprès pour récompenser une jeune Rosine qui ne sait qu’estimer. »


La sœur de Beaumarchais eut enfin le bonheur, en 1796, de revoir son frère, depuis quatre ans proscrit : « Ta vieillesse et la mienne, lui écrit-elle, vont donc enfin se réunir, mon pauvre ami, pour jouir de la jeunesse du bonheur et de l’établissement de notre chère fille. » Elle ne jouit pas long-temps de ce bonheur. Après quarante jours de souffrance, elle mourut en mai 1798, à soixante-deux ans, toujours semblable à elle-même, car voici au sujet de sa mort le document un peu étrange que j’ai trouvé dans les papiers de Beaumarchais, écrit tout entier de la main de ce dernier.


« Couplet fait et chanté par ma pauvre sœur Julie très peu d’heures avant sa mort, sur l’air… (suit la notation d’un air de contredanse) :

 
Je me donnerais pour deux sous
Sans marchander ma personne,
Je me donnerais pour deux sous,
Me céderais même au-dessous.
Si l’on m’en donnait six blancs,
J’en ferais mes remerciemens,
Car je me donne pour deux sous
Sans marchander, etc, etc…


Et le vieux Beaumarchais ajoute, sous forme de réflexion, avec une ingénuité assez amusante, ceci :


« C’est bien le chant du cygne et la meilleure preuve d’une grande force et d’une belle tranquillité d’ame. — Ce 9 mai 1798. »


Mais ce qui n’est pas moins curieux, c’est qu’au moment où Julie