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« ÉPHRAÏM. — Ah! tu me hais, Judith! tu désires ma mort; c’est pour cela que tu exiges de moi l’impossible.

« JUDITH. — Non, je n’ai voulu que ton bien! Quoi! un tel projet ne t’enflamme pas d’enthousiasme? Il ne te cause pas même de l’ivresse? Moi que tu aimes, moi qui voulais t’élever au-dessus de toi-même, je confie cette pensée à ton ame, et elle n’est pour toi qu’un lourd fardeau qui t’enfonce plus avant dans ta poussière! Si tu l’avais reçue avec un cri de joie, si tu t’étais précipité sur ton épée et que tu te fusses élancé dehors sans prendre le temps de me dire adieu, — alors, oh! je le sens, je me serais jetée devant toi en pleurant pour te barrer le chemin, je t’aurais dépeint le danger avec l’angoisse d’un cœur qui tremble pour celui qu’il aime, je t’aurais retenu,... ou bien je t’aurais suivi! Mais maintenant... Ah! je suis plus justifiée qu’il ne fallait. Ton amour est le châtiment de ta vile nature ; il est tombé sur toi comme une malédiction afin de te dévorer. J’aurais honte de moi, si tu m’inspirais seulement le moindre mouvement de compassion. Va, je te connais, je te comprends tout entier à présent. Ce qu’il y a de plus haut et ce qu’il y a de plus bas, tout cela doit avoir le même prix à tes yeux; je suis sûr que tu souris quand je fais mes prières.

« ÉPHRAÏM. — Méprise-moi si tu veux; mais montre-moi d’abord celui qui peut réaliser l’impossible.

« JUDITH. — Oui, je te le montrerai! Il viendra! il faut qu’il vienne! Si la lâcheté est le caractère de toute ta race, si tous les hommes ne voient dans le péril qu’un avertissement de l’éviter, c’est à la femme qu’appartient le droit d’oser une grande chose... Cette chose, je te l’avais ordonnée; mon devoir est de te prouver qu’elle est possible ! »


Ce dialogue étrange qui termine le second acte achève de peindre l’héroïne de M. Hebbel, comme le premier acte nous a dépeint son Holopherne. Le projet de Judith est tellement contraire à la mission de la femme, que le poète en fait une sorte d’inspiration fatale, une inspiration qui se développe en elle sans qu’elle en ait conscience. Il n’y a pas du moins de préméditation; la pensée s’est formée spontanément, et chaque conseil qui devrait rappeler la femme à son vrai rôle ne fait que donner un aliment nouveau à ce germe empoisonné. A la fin de ce second acte, les deux figures du drame sont tragiquement posées en face l’une de l’autre. Holopherne remplit le premier tableau, Judith s’est dressée dans le second : la lutte va commencer.

Judith est décidée à tuer Holopherne. A-t-elle réfléchi à ce que lui ordonne son destin? S’est-elle demandé comment elle accomplirait sa tâche sanglante? Le troisième acte nous la montre en proie aux pensées qui la dévorent. Depuis trois jours et trois nuits, elle médite en silence; vêtue d’habits de deuil, couverte de cendres, elle s’est abstenue de toute nourriture; pas un mot n’est sorti de sa bouche; on dirait qu’elle est morte. Sa servante Mirza essaie en vain de l’arracher à cette effrayante immobilité; elle écoute et ne répond pas. Enfin sa méditation est achevée : Judith a regardé son crime en face, elle le connaît tout