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soutien? Qu’elle soit la femme d’Éphraïm, elle se donnera un protecteur dévoué; mais déjà la pensée du meurtre d’Holopherne est née au fond de son ame, et elle la sent grandir en elle avec des alternatives d’exaltation et d’effroi. Chaque mot que prononce le jeune homme produit un effet contraire à celui qu’il attend : il veut l’attirer à lui, et il la pousse vers Holopherne. Quand elle s’est écriée : « Je voudrais le voir! — Malheur à toi! répond vivement Éphraïm; malheur à toi, Judith, s’il t’aperçoit jamais! Holopherne tue les femmes par ses embrassemens, comme il tue les hommes par la lance et l’épée. S’il avait su te trouver dans cette ville, pour toi toute seule il y serait venu! — Plût à Dieu que cela fût ainsi ! reprend la malheureuse exaltée dont une puissance fatale semble conduire la lèvre. Je n’aurais qu’à l’aller chercher sous sa tente, et la ville serait sauvée! — Et pourquoi pas, ajoute-t-elle encore, une victime pour le salut de tous? Mais il n’est pas venu pour moi... Qu’importe? Serait-il impossible de lui faire croire qu’il est venu, en effet, avec cette pensée? Puisque le géant se dresse si haut dans les nues, puisque vous ne pouvez le frapper à la tête, jetez-lui aux pieds un diamant; quand il se baissera pour le ramasser, vous regorgerez sans obstacle. » C’est ainsi que la pensée obscure qui l’agite se développe elle-même avec une logique enflammée. Vainement Éphraïm s’efforce de lui inspirer des craintes : « Tu m’aimes? dit-elle, tu veux me défendre? tu me montres ton bras et ton couteau? Eh bien! je suis à toi, si tu fais ce que je t’ordonne pour me sauver; va trouver Holopherne et tue-le. » Éphraïm hésite.


« ÉPHRAÏM. — Tu délires, Judith ! Tuer Holopherne au milieu de son camp ! Comment serait-ce possible?

« JUDITH. — Comment ce serait possible? Le sais-je, moi? Si je le savais, je le ferais moi-même. Je sais seulement que cela est nécessaire.

« ÉPHRAÏM. — Je n’ai jamais vu Holopherne, mais je le vois en ce moment...

« JUDITH. — Moi aussi, je le vois, avec ce visage où je n’aperçois que son regard, son regard immense, impérieux; je le vois avec ce pied sous lequel la terre qu’il foule semble frémir et reculer; mais il y avait un temps où il n’existait pas, un temps peut bien venir où il n’existera plus.

« ÉPHRAÏM. — Mets-lui la foudre à la main, et prends-lui son armée; alors j’oserai tout; mais maintenant...

« JUDITH. — Aie seulement la volonté! Des profondeurs de l’abîme et des hauteurs du ciel appelle à ton aide les saintes forces, les forces protectrices. Si elles ne te protègent pas, si elles ne te bénissent pas toi-même, elles protégeront et béniront ton œuvre, car tu voudras ce que veut la volonté universelle; tu voudras ce qui couve sous la colère de Dieu, tu voudras ce que prépare la nature indignée. La nature! oui, elle est comme obsédée par un cauchemar qui lui fait grincer les dents, elle tremble devant ce géant hideux que son propre sein a enfanté, et elle hésite à créer le second homme, ou bien, si elle l’enfante, ce sera seulement pour qu’il anéantisse le premier.