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avait proféré de magnifiques appels, et, quelques erreurs qu’il ait commises, on peut affirmer qu’il défricha le sol où Goethe et Schiller firent une si riche moisson. C’est un autre critique, l’ingénieux et impatient Louis Boerne, qui, de 1815 à 1830, arracha peu à peu le théâtre à son léthargique sommeil et suscita les poètes que je viens de nommer. Les critiques d’aujourd’hui ont la prétention de reprendre, en l’agrandissant, la tâche de Lessing et de Louis Boerne. Lessing avait travaillé surtout à briser le joug de l’imitation française; Louis Boerne s’était efforcé de faire comprendre à tous que le sentiment national était la condition de l’art dramatique, qu’il n’y avait pas de théâtre possible là où l’esprit public n’existait pas, et, associant le pays tout entier à l’œuvre des écrivains, il employait sa fine et redoutable ironie à l’éducation de l’Allemagne. « L’éducation de l’Allemagne est faite, s’écrient maintenant d’une voix triomphante les successeurs de Louis Boerne; le mouvement du siècle a arraché nos âmes au quiétisme des anciens jours. Le besoin d’agir, l’espoir d’une vie commune, le sentiment de notre dignité comme nation, tout ce qui nous a manqué si long-temps, nous le possédons aujourd’hui; l’art doit consacrer cette conquête, et la poésie dramatique sera l’expression de l’Allemagne. Bien plus, ce n’est pas seulement l’Allemagne qui se transforme : l’humanité entière est entrée dans une phase inconnue; le XIXe siècle doit susciter un grand poète qui résumera les révolutions des idées et des mœurs dans une série de figures immortelles. » Une fois ce principe posé, les dramaturges[1] vont s’exaltant de plus en plus en de lyriques monologues : « D’où viendra, disent-ils, ce poète privilégié? du nord ou du midi? de l’orient ou de l’occident? Le poète du siècle, c’est l’Allemagne qui le donnera au monde. La France, l’Espagne et l’Angleterre ont déjà rempli leur rôle; Shakspeare, tout aussi bien que Corneille et Calderon, a été surtout le représentant de son pays; il appartient à la race germanique d’exprimer dramatiquement la figure du genre humain. » Contradiction naïve 1 on invoque avec passion le théâtre national, et l’on aboutit à cette chimère d’un théâtre universel! Telle est l’ivresse de ces ardens esprits; tandis que M. Henri Laube et M. Dingelstedt, surintendans des théâtres de Vienne et de Munich, y font jouer Shakspeare avec éclat et se prêtent à toutes les innovations, M. Roetscher à Berlin, M. Stahr à Oldenbourg, M. Hettner à Heidelberg, bien d’autres encore, continuent leurs discussions subtiles et leurs prophéties enthousiastes. Le chœur des critiques se renvoie la strophe et l’antistrophe d’un bout de l’Allemagne à l’autre. Il n’en faut pas tant pour enivrer bien des imaginations. Se peut-il, en vérité, que

  1. En Allemagne, on désigne sous ce nom les critiques voués soit comme publicistes, soit même comme fonctionnaires spéciaux auprès de certains théâtres, à suivre ou à diriger le mouvement de la littérature dramatique.