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« De Rivarennes, le 15 juillet 1769.

« Tu m’invites à t’écrire, ma bonne amie, je le veux de tout mon cœur : c’est un agréable délassement aux fatigues forcées de mon séjour en ce village. Des chefs en mésintelligence qu’il a fallu réconcilier, des commis à entendre en leurs plaintes et leurs demandes, un compte de plus de 100,000 écus morcelé en pièces de 20 et 30 sols à régler et dont il faut décharger le caissier comptable, les différens ports à visiter, deux cents ouvriers des ventes dans la forêt à voir et leurs ouvrages à examiner, deux cent quatre-vingts arpens de bois à bas dont il faut régler la fabrication et le transport, de nouveaux chemins de la forêt à la rivière à faire construire, les anciens à raccommoder, trois ou quatre cent milliers de foin à faire serrer, la provision d’avoine de trente chevaux de trait à faire, trente autres chevaux à acheter pour monter six guimbardes ou charrois en plus pour transporter avant l’hiver tout notre bois de marine, des portes et des écluses à construire sur la rivière d’Indre pour nous donner de l’eau toute l’année à l’endroit où l’on charge les bois, cinquante bateaux qui attendent leurs charges pour s’en aller à Tours, Saumur, Angers et Nantes ; les baux de sept ou huit fermes réunies pour les provisions d’une maison de trente personnes à signer, l’inventaire général de notre recette et dépense depuis deux ans à régler, voilà, ma chère femme, en bref la somme de mes travaux, dont une partie est déjà terminée et l’autre en bon train. »


Après deux autres pages de détails analogues, Beaumarchais termine par ce tableau gracieux et animé de la vie des champs :


« Tu vois, chère amie, que l’on ne dort pas tant ici qu’à Pantin[1] ; mais l’activité de ce travail forcé ne me déplaît pas : depuis que je suis arrivé dans cette retraite inaccessible à la vanité, je n’ai vu que des gens simples et sans manières, tels que je désire souvent être. Je loge dans mes bureaux, qui sont une bonne ferme bien paysanne, entre basse-cour et potager, et entourée de haie vive : ma chambre, tapissée des quatre murs blanchis, a pour meubles un mauvais lit, où je dors comme une soupe, quatre chaises de paille, une table de chêne, une grande cheminée sans parement ni tablette ; mais je vois de ma fenêtre, en t’écrivant, toutes les varennes ou prairies du vallon que j’habite remplies d’hommes robustes et basanés, qui coupent et voiturent du fourrage avec des attelées de bœufs ; une multitude de femmes et filles, le râteau sur l’épaule ou dans la main, poussent dans l’air, en travaillant, des chants aigus que j’entends de ma table ; à travers les arbres, dans le lointain, je vois le cours tortueux de l’Indre et un château antique, flanqué de tourelles, qui appartient à ma voisine, Mme de Roncée. Le tout est couronné des cimes chenues d’arbres qui se multiplient à perte de vue jusqu’à la crête des hauteurs qui nous environnent, de sorte qu’elles forment un grand encadrement sphérique à l’horizon qu’elles bornent de toutes parts. Ce tableau n’est pas sans charmes. Du bon gros pain, une nourriture plus que modeste, du vin exécrable, composent mes repas. En vérité, si j’osais te souhaiter le mal de manquer de tout dans un pays perdu, je regretterais bien fort de ne pas

  1. Sa femme était à cette époque installée dans une maison de campagne à Pantin.