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REVUE DES DEUX MONDES.


À mesure que Julie Beaumarchais s’éloigne de la première jeunesse, son style prend une allure plus dégagée et plus originale. Voici une lettre d’elle, écrite au courant de la plume et adressée à une amie plus jeune, qui feignait une exaltation de sensibilité mélancolique à laquelle Julie ne croyait pas, et dont elle se moque avec des tournures de phrase très animées, souvent très fines et très distinguées.


« Ô mon amie ! quels sentimens vous me faites entrevoir ! quelle fantaisie lugubre ! quels accens ! quelle ame sublime que la vôtre ! quel mépris de la vie ! quel funeste abandon de toutes vos facultés ! Vous voulez tout fuir, tout quitter ! Non, non, jamais ! mon ame s’y refuse ! Puissances du ciel, secourez-la, ôtez-lui cette idée, la plus funeste des idées ; qu’elle vive encore pour l’amitié, pour la tendresse, pour l’amour, pour tout ce qu’elle inspire et partage si bien ; que son ame déjà plongée dans le néant se relève et s’anime ; que tout pour elle dans la nature se pare, se dégèle et se reproduise ; que sa beauté, ses grâces, ses attraits, ne diminuent jamais puisqu’ils ne peuvent augmenter ; que ses amans lui soient fidèles, que ses amis lui soient constans, et qu’elle n’aille point au monument, et cetera ponctum cum virgula. Tu vois, ma chère amie, mon profond sentiment, l’énergie de mon ame : eh bien ! j’en cache la moitié ! Toutes mes idées sont puce en ce moment ; mais je ne veux pas te rembrunir. Voilà ma profession de foi : je crois à ta beauté, à ton esprit, à tous tes agrémens, mais nullement à tes beaux sentimens. Tu aimes comme j’aime quand on s’est peu connu. Nous n’avons vu de nous que l’écorce de l’arbre, la tienne est fraîche et bien unie, la mienne est sèche et raboteuse, ce n’est pas un grand mal ; mais tu me fais pouffer de rire par tes élégiaques pensées, à moi qui suis dans le secret de ta gaieté, de ton insouciance morale, tu veux me faire pleurer. Étourdie que tu es ! tu ne te souviens donc plus que tu m’as tout confié ? Tu m’as dit que les larmes nuisaient à la beauté, qu’elles la flétrissaient, la perdaient : voilà pourquoi je ne pleure plus ; ainsi, toi, ne pleure pas davantage. Te voilà dans le monde ; écris-moi des nouvelles, théâtre, anecdotes, bons mots. J’ai besoin de me rajeunir ; mon tempérament est un sot, et mon imagination une folle ; dégourdir l’un et fixer l’autre est l’ouvrage de ton esprit ; va toujours comme tu fais, et laisse ta mort de côté. Quelle diable d’idée de te présenter décharnée quand je te veux couleur de rose !

« Je ne crois pas un mot du triste état de ton amie. C’est un rhume, une misère, que tu as voulu me peindre en beau ; mais, si par malheur c’était vrai, j’y prends une part très sensible, et je te plains d’avoir à t’affliger pour l’intérêt de ta beauté ! Dieu te garde de maléfice et de tous les ingrédiens qui déparent une belle ! J’arrive du sermon, et, pour me dégeler, pour me réchauffer, je te cadence cette lettre ; elle est fort mal écrite, peut-être sotte, mais je m’en moque ; j’ai voulu m’amuser, te plaire est la dernière affaire et celle qui m’importe le moins. Si j’ai réussi pour nous deux, c’est bénéfice pour toi seule, et je t’en fais mon compliment. »


Dans d’autres lettres, on voit que Julie aimait à jouer la comédie et qu’elle y réussissait très bien.