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nous ôtions ce couteau ? écrit doucement le duc de Nivernois. Je retrancherais aussi homme des bois, qui est une manière de singe peu propre à être mis en apostrophe. » — Non-seulement Beaumarchais fait les retranchemens indiqués, mais il radoucit considérablement cette scène, qui était trop forcée. Parmi ces nombreuses critiques de détail, dont je n’indique qu’une très faible partie, une seule n’est pas acceptée par Beaumarchais. Le duc de Nivernois repousse le mot guet-apens, qu’il déclare un mot suranné. Beaumarchais le maintient, et il a raison, car c’est le seul qui rende l’idée qu’il veut exprimer, et ce mot n’est point suranné[1].

Autant Beaumarchais est docile aux observations d’un duc spirituel et lettré, autant il est rétif avec la censure, qui, à la vérité, s’inquiète plus des hardiesses de pensée que des négligences de style. Après avoir bien bataillé avec elle, le jour même de la première représentation d’Eugénie, il reçoit une lettre du censeur, qui a eu le malheur de laisser passer « une énormité, dont le magistrat, dit-il (le lieutenant-général de police), s’est aperçu. » Peut-être le censeur se cache-t-il ici derrière le magistrat, qui probablement n’avait guère le temps de lire la pièce d’un auteur inconnu, comme l’était alors Beaumarchais. Ce censeur est un homme destiné à recevoir un jour de la main de l’auteur d’Eugénie de rudes étrivières et la célébrité la plus désagréable ; c’est Marin, le fameux Marin du procès Goëzman, qui, à en juger par une lettre conservée dans la correspondance de Beaumarchais, vivait alors en assez bonne intelligence avec son futur ennemi. Tout ce que le censeur obtint de Beaumarchais, ce fut un léger changement dans une phrase soulignée comme dangereuse : « Le règne de la justice naturelle commence où celui de la justice ne peut s’étendre. » L’auteur modifia ce passage ainsi : « La justice naturelle reprend ses droits partout où la justice civile ne peut étendre les siens. » Le sens restait le même, et la phrase y gagnait comme construction.

Enfin Beaumarchais fit sa première apparition devant le public. Son drame fut joué pour la première fois, non pas le 29 juin, ainsi qu’on l’a écrit par erreur dans toutes les éditions de ses œuvres, mais le 29 janvier 1767, comme cela est constaté par sa correspondance et par ce passage de l’Année littéraire de Fréron : « Eugénie, jouée pour la première fois le 29 janvier de cette année, fut assez mal reçue du public, et même cet accueil avait tout l’air d’une chute ; elle s’est relevée

  1. Le duc de Nivernois laisse passer d’autres négligences plus réelles, ce me semble, et qui sont restées dans la pièce imprimée. Par exemple, le père d’Eugénie déclare à sa sœur qu’il va se jeter aux pieds du roi en demandant justice. « J’ouvrirai mon habit, dit-il, il verra mon estomac, mes blessures. » Estomac ici me semble plus suranné que guet-apens. Il n’eût passé qu’au XVIe siècle, où il était synonyme à la fois de poitrine et de cœur, puisqu’un poète disait : « Sa prière fendrait l’estomac d’une roche. »