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Le premier ouvrage dramatique de Beaumarchais se ressent de la mesquinerie de ses doctrines. Il y a des parties faibles dont la couleur est aujourd’hui passée et fanée. Cependant, soit pour l’action, soit pour le dialogue, le drame d’Eugénie est à mon avis très supérieur aux drames de Diderot. Sans avoir la naïveté pénétrante et colorée de Sedaine, Beaumarchais, en professant comme Diderot la théorie du naturel, pratique au moins cette théorie un peu mieux que lui. Fréron, sévère d’ailleurs pour le drame, reconnaît lui-même que les trois premiers actes d’Eugénie sont dialogués avec précision et naturel. Il y a déjà dans Beaumarchais une veine de facilité vive et courante qui résiste à l’invasion de l’emphase et de la sensiblerie. Cependant, comme Eugénie est loin d’être un chef-d’œuvre, il s’agit pour nous bien moins ici d’analyser la pièce que d’étudier l’auteur soit dans l’ouvrage même, soit dans le mouvement très actif et très varié auquel il se livre pour en assurer le succès.

L’instinct d’opposition aux privilèges sociaux, instinct fortifié chez Beaumarchais par les nombreux déboires dont nous avons suffisamment parlé, se manifeste même dans le drame d’Eugénie, dont le manuscrit très audacieux fut notablement modifié par la censure. On sait que dans la pièce, telle qu’elle a été jouée et publiée, la scène se passe en Angleterre, à Londres. Eugénie, fille d’un gentilhomme du pays de Galles, se croit la femme de lord Clarendon, neveu du ministre de la guerre, qui l’a indignement trompée par un faux mariage, où son intendant jouait le rôle de chapelain, et qui se prépare à épouser une riche héritière au moment où sa victime arrive à Londres. La donnée ainsi conçue est déjà un peu étrange ; cependant, en Angleterre, le mariage n’étant point soumis à des formalités aussi sévères qu’en France, elle n’est pas absolument inadmissible ; c’est un fait analogue qui forme le nœud du roman de Goldsmith, le Vicaire de Wakefield. Ce n’était pas en Angleterre toutefois que Beaumarchais avait d’abord placé l’action de son premier drame, c’était en France, à Paris, et au XVIIIe siècle. Dans le manuscrit, lord Clarendon s’appelle le marquis de Rosempré ; il est également qualifié neveu du ministre de la guerre, et il a trompé par un faux mariage, à l’aide d’un domestique déguisé en prêtre, la vertueuse fille du baron de Kerbalec, gentilhomme breton. Le fait ainsi présenté était passablement injurieux, fort invraisemblable, et, à tout prendre, la censure rendit service au drame même en obligeant l’auteur à transporter la scène en Angleterre. C’est pourtant ce manuscrit, changé seulement quelques jours avant la représentation, qui servait aux nombreuses lectures que Beaumarchais faisait de son premier ouvrage afin d’en préparer le succès, et, parmi les grands seigneurs qui assistent à ces lectures, je n’en vois qu’un, le duc de Nivernois, qui très poliment se récrie contre l’improbable scélératesse du faux mariage.