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fâcheuse, ma douceur s’aigrit, tout me déplaît, j’attends impatiemment, je ne vois plus les raisons d’un retard qui me fait peine, je ne sens plus tes procédés ; l’honnêteté de tes démarches pour mes affaires ne m’oblige plus tant ; je deviens injuste, maussade, mon ame s’avilit ; tu n’es plus à mes yeux ce dieu que j’aime, ce dieu que j’implore ; je ne te vois plus que comme un ravisseur qui cherche à s’emparer d’un bien contre le droit des gens ; c’est Decan, mon procureur, mon voleur, etc.[1].

« Enfin je ne veux point d’un amour si actif et qui me tourmente ainsi ; je ne sais pas quelle douce impression le plaisir fera sur moi, mais je ne l’ai vu encore qu’ombragé de mille peines ; si, par la suite, je l’aperçois couleur de rose, je le devrais sûrement à l’économie que j’en fais à présent ; c’est un bien que je place pour en avoir la rente. N’y touchons point ; ne faut-il pas vivre plus d’un jour ? On dit que mon ami paie bien, qu’il est exact ; je le désire.

« Adieu, amour ! adieu, mon ame ! adieu, tout ! Quand tu reviendras, ce sera pour moi le soleil d’un beau jour. Adieu. »


Le ton de cette épître est vif, j’en conviens ; mais enfin, honni soit qui mal y pense ! il me semble qu’il n’y a pas encore lieu à désespérer de la vertu de Pauline. Celles des jeunes filles honnêtes de nos jours qui s’aventurent jusqu’au tête-à-tête et jusqu’aux billets doux n’iraient peut-être pas aussi loin ; elles ont des idées plus arrêtées sur l’importance stratégique des accessoires, sur l’art d’enflammer, de captiver et de retenir sans trop s’engager. Pauline est moins réservée et moins prudente : peut-être n’est-elle pas moins ingénue, et, dans sa position de jeune fille mal gardée et très éprise, elle a quelque mérite à se défendre comme elle le fait contre un amant aussi dangereux.

Mais enfin, si Beaumarchais n’est pas assez respectueux, est-il du moins fidèle ? Tout en inquiétant la vertu de Pauline, lui permet-il de se croire aimée uniquement ? Ma qualité de rapporteur véridique m’oblige à déclarer que Beaumarchais paraît suspect sous le rapport de la fidélité. Je trouve dans les lettres de sa sœur Julie à cette époque un passage qui témoigne contre lui, et qui est en même temps un petit tableau d’intérieur où sa sœur nous peint avec sa verve ordinaire trois couples d’amans qui, au commencement de 1764, égayaient la maison de la rue de Condé et la vieillesse du père Caron en se préparant au mariage. Tous les personnages de ce tableau, moins un, sur lequel on s’expliquera tout à l’heure, sont déjà connus du lecteur, qui les retrouvera peut-être avec plaisir groupés sous le crayon leste et amusant de Julie : « Notre maison, écrit-elle à son amie Hélène, est une pétaudière d’amans qui vivent d’amour et d’espérance ; moi j’en

  1. Il y a de l’esprit dans cette idée de Pauline, qui consiste à comparer Beaumarchais, qui met en péril sa vertu, à son procureur de Saint-Domingue, qui pille son bien. Notons aussi, à l’appui de notre opinion sur la vertu de Pauline, ces mots : qui cherche à s’emparer d’un bien, etc.