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que je désirais, j’en suis comblé ; vous m’avez écrit la première, car la lettre dont vous vous plaignez n’en est pas une. La seconde est hors de notre plan, puisque les affaires la commandaient. Il suit de tout cela que vous m’avez écrit la première, mon amour-propre est content, et qui dit amour-propre dit aussi amour, car ce dernier n’est qu’une extension de l’autre vers un objet qu’on croit digne de soi. On s’aime dans sa maîtresse, dans le choix judicieux qui justifie notre bon goût ; on s’aime dans la tendresse qu’on lui prodigue et qui intéresse son cœur pour nous… Tout le bonheur ou le malheur de la vie n’a qu’une véritable manière d’être envisagé : c’est relativement à nous ; sans cet amour de nous-mêmes, aucune passion n’a l’entrée de notre ame. Il est d’institution divine, et l’amour d’une créature charmante n’est si délicieux que parce qu’il est une émanation intime de l’amour-propre. Pardon, ma bien-aimée Pauline, si je vous tranche un peu du métaphysicien ; cela m’est échappé, et ne peut être absolument obscur pour une ame aussi éclairée que sensible et honnête. Je quitte donc, que dis-je ? j’abjure le ton badin, puisque vous attendez des expressions plus sérieuses pour vous livrer à votre aimable tendresse… »


On croit ici que Beaumarchais va faire du sentiment, pas du tout : c’est encore une dissertation, mais sur un autre point.


« Écoute, ma belle enfant, la loi de la plume doit être l’impulsion du sentiment ; celui qui réfléchit pour écrire à sa maîtresse est un fourbe qui la trompe. Eh ! qu’importe qu’une lettre soit bien coupée, que les périodes en soient bien arrondies : l’amour n’y garde pas tant de mesure ; il commence une phrase qu’il croit bonne, il l’interrompt pour en commencer une autre qui lui paraît meilleure ; une troisième plus chaude laisse les précédentes imparfaites : le désordre suit ; pour avoir trop à dire, on dit mal. Ah ! cette aimable confusion est un doux aliment pour l’ame qui en lit l’empreinte sur le papier. Ce mal épidémique, malgré l’éloignement des lieux et des temps, se gagne à la lecture, on partage volontiers le charme d’un désordre dont on sait qu’on est le premier sujet. Ma maîtresse dit : Quand mon amant écrit ou parle affaires, il a le sens commun, ses idées sont liées, ses conclusions naissent de ses prémisses, tout marche vers une fin commune ; mais, dès qu’il abandonne sa plume à son pauvre cœur, il commence paisiblement, il s’échauffe, il s’égare, il dédaigne de chercher sa route ; tout entier à son objet, qu’importe ce qu’il lui dit, pourvu qu’il prouve qu’il aime ? — Eh bien ! tu as raison, ma chère petite, j’use de la liberté du tutoiement que ton exemple me donne[1]. Je te dis que je t’aime, je te le répète, le crois-tu ? Si tu en doutes, le malheur est pour toi. L’assentiment de mon amour fait mon bonheur, l’opinion que tu en as ne tient que le second rang. J’aime mieux te pardonner une injustice que de la mériter. — 1o L’amour qu’on sent, 2o celui qu’on inspire, — voilà les vraies gradations de l’ame. Que te dirai-je ? j’ai le cœur plein de ta dernière pensée. Il lui faudra plus d’une demi-heure de silence et de re-

  1. On voit que c’est Pauline qui s’est lancée la première dans le tutoiement. Cela se pratiquait quelquefois ainsi au XVIIIe siècle, d’après la Nouvelle Héloïse, où Julie prend également l’initiative du ton familier.