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son bras la pagaie qui tient lieu de gouvernail. Ils cinglaient lestement vers le large, laissant derrière eux un sillon d’écume où brillaient dans l’obscurité de la nuit mille étincelles phosphorescentes. De temps à autre, pour conjurer le sommeil auquel les conviaient la fraîcheur et le silence des eaux, ils entonnaient à demi-voix un de ces refrains monotones et mélancoliques particuliers aux peuples primitifs, et qui ressemblent presque au roucoulement du ramier. Une heure avant le jour, la brise de terre tomba; la brume transparente qui descendait lentement du sommet des montagnes s’étendit comme un voile de gaze sur les flots assoupis. La voile et le mât, devenus inutiles, furent replacés au fond de la pirogue, et les deux frères se décidèrent à jeter leurs filets, car un léger frisson parcourait leurs membres nus; ils grelottaient presque à cette température si douce, que nos lourds vêtemens nous font trouver trop chaude. Tout à coup le soleil s’alluma comme un phare sur un pic lointain; une lumière rose glissa sur le penchant des monts et courut sur la mer en chassant devant elle la brume du matin. Enfin la dernière étoile venait de s’éteindre, quand une voile se montra aux regards des pêcheurs; elle se gonflait légèrement au premier souffle de la brise du large.

— Une voile! cria Tirupatty, désignant du doigt le point blanc que son frère considérait lui-même avec attention.

— Tirons nos filets, reprit celui-ci en haussant les épaules; j’y vois sauter une demi-douzaine de jolis poissons qui feront notre affaire mieux que ce navire musulman. As-tu donc les yeux troublés par le sommeil, que tu n’aies pas reconnu la voile pointue d’un baggerow arabe? Ceux qui le montent ne donneraient pas un paiça[1] de ton oiseau de la Chine !

— Et tous les fruits du Travancore, ajouta Tirupatty, ne valent pas pour eux un pâté de dattes confites avec des mouches au lieu de girofle!

Il jeta dans le fond de la pirogue les poissons qui se débattaient accrochés aux mailles du filet. Tandis qu’ils continuaient de pêcher, le baggerow, dont l’immense voile frémissait sous la brise fraîchissante, marchait vers eux. C’était le Fatah-er-rohaman de Mascate, monté par vingt-cinq matelots de la côte orientale de l’Arabie. Nus jusqu’à la ceinture, la tête entourée de l’écharpe aux vives couleurs dont les franges flottaient sur leurs épaules, ces enfans d’Ismaël regardaient d’un œil distrait la terre encore éloignée et la petite pirogue qui se balançait sur les flots. A l’arrière, le nakodah (patron) Yousouf Ali fumait gravement sa longue pipe. Le cafetan brun qui l’enveloppait tout entier ne laissait voir que ses doigts effilés et son profil sévère encadré

  1. Petite monnaie de cuivre.