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dextérité tout ce qui leur tombe sous la main. Habitués à laisser les corneilles et les milans ramasser jusque dans leurs cabanes les grains de riz et les débris de poisson qui s’échappent de leur bouche pendant le repas, ils se croient, peut-être le droit de glaner sur le pont des grands navires ce que le hasard place à leur portée.

Deux de ces honnêtes habitans de la côte, deux frères qui exerçaient la profession de pêcheurs, s’étaient établis dans un petit village sans nom, situé près d’Alepe, à l’extrémité septentrionale du royaume de Travancore. Un soir, selon leur coutume, ils s’étaient couchés sous les palmiers, après avoir suspendu aux branches leurs filets humides et halé leur pirogue sur la plage. Le bruit monotone de la vague qui déferlait sur la grève les avait bientôt endormis. Vers minuit, la brise de terre s’étant élevée, les larges feuilles en parasol qui les abritaient contre la rosée commencèrent à frémir. Tiruvalla, l’aîné des deux frères, se dressa de toute sa hauteur, regarda le ciel et la mer, allongea ses membres engourdis par le sommeil, et se disposa à partir pour la pêche; son jeune frère Tirupatty en avait fait autant. Sans se dire un seul mot, obéissant à l’instinct de l’habitude, ils avaient replacé dans la pirogue filets, rames et voile. Au moment de s’embarquer, Tiruvalla arrêta son frère :

— Si tu veux, lui dit-il, nous irons au large, à la rencontre des navires européens; nous sommes dans la saison où les Firenguis naviguent sur la côte.

— Bien, répliqua Tirupatty. Que prendrons-nous à bord qui puisse tenter ces étrangers?

— Des cocos, — à moitié secs, bien entendu; — ce serait dommage de vendre à des buveurs de vin ceux qui sont remplis de lait frais.

— Attends; je veux emporter aussi ce vilain oiseau à tête jaune que j’ai décroché hier avec sa cage à l’arrière du brick portugais qui venait de la grande Chine.

— C’est cela, reprit Tiruvalla; une cinquantaine de bananes vertes compléteront le chargement; si la journée est bonne, je fais vœu d’aller demain à la pagode suspendre au cou du dieu Pouliar une belle guirlande de lotus bleus.

Ces préparatifs achevés, les deux frères répandirent dans la mer une poignée de riz pour se rendre propice le dieu des eaux. D’un bras vigoureux, ils poussèrent la pirogue à travers la vague menaçante, qui forme sur la côte une barre assez difficile à franchir, sautèrent dans le frêle esquif et commencèrent à voguer. Quand la petite voile fut hissée au mât de bambou, ils retombèrent dans leur silence accoutumé. Le plus jeune des deux pêcheurs, étendu sur le devant de la pirogue, dont la forme rappelait celle d’un hamac, se laissait bercer par le mouvement du flot et regardait les étoiles; assis à l’arrière, l’aîné serrait sous