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France ; mes sœurs, trop bien élevées pour être de la petite, ne sont pas jugées assez riches pour être de la grande ; ainsi les visites de la Drouillet étaient pour moi seul : sur quoi monsieur votre fils a pris la liberté de la remettre à sa place, et elle dit que je suis malin[1]. Vous savez, mon cher père, ce qui en est, et s’il y a de la malice à voir les choses sans brouillard et à dire ce qu’on pense. »


Le fils aîné de sa sœur de Madrid était en pension à Paris ; l’enfant vient à mourir. Beaumarchais, chargé par son père de préparer sa sœur et son beau-frère à cette triste nouvelle, répond par la lettre suivante, qui est bien, ce me semble, d’un homme essentiellement bon et d’une bonté délicate :


« J’ai reçu votre gros et triste paquet, dont je n’ai pas encore fait usage entièrement ; je garde à ces pauvres gens cette pénitence pour leur carême. Il leur reste un fils qui est un fort joli enfant, spirituel au possible, et qui dévore tout ce qu’on lui apprend. Les seuls préparatifs que j’aie faits à la triste nouvelle que je dois leur annoncer ont été de beaucoup caresser le petit Eugenio depuis votre lettre, ce à quoi ils me paraissaient fort sensibles. Je lui ai donné un louis pour son carnaval, et je lui fais faire un très bel habit de houzard. Je leur ai parlé de son frère pour leur faire apercevoir la différence de dispositions aux sciences et talens de celui-ci à l’autre, et, de discours en discours, je les ai amenés au point de m’avouer leur embarras pour placer cet aîné autrement que dans les gardes du roi, dans le temps qu’on destine l’autre au génie. Je les crois disposés maintenant de telle sorte que, dès l’entrée du carême, je leur apprendrai la nouvelle sans autre ménagement. »


Il paraît qu’il était déjà, à cette époque, en correspondance avec Voltaire, je ne sais à quelle occasion. « J’ai reçu, écrit-il de Madrid à son père, la lettre de M. de Voltaire ; il me complimente en riant sur mes trente-deux dents, ma philosophie gaillarde et mon âge[2]. Sa lettre est très bonne, mais la mienne exigeait tellement cette réponse que je crois que je l’eusse faite moi-même. Il désire quelques détails sur le pays où je suis ; mais je lui répondrais volontiers, comme M. de Caro le fit hier à Mme la marquise d’Arissa chez M. de Grimaldi. Elle lui demandait ce qu’il pensait de l’Espagne. — Madame, répondit-il, attendez que j’en sois dehors pour avoir ma réponse ; je suis trop sincère et trop poli pour la faire chez un ministre du roi… » Quelquefois de mauvaises nouvelles lui arrivent de France ; il éprouve des pertes, ses plans de Madrid ne réussissent pas, et il écrit :


« Je me raidis par le travail contre l’infortune. Sitôt que je quitte la rame, les malheurs, les pertes m’accablent de toutes parts. La gaieté de mon caractère, et, j’ose le dire en rendant grâce à la Providence, la force de mon ame,

  1. Ce mot se retrouvera dans la bouche de Mme Goëzman.
  2. Je n’ai pas trouvé cette lettre de 1764 dans la correspondance de Voltaire éditée plus tard par Beaumarchais ; il est probable que ce dernier l’avait perdue.