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SCÈNES ET MŒURS DES RIVES ET DES CÔTES.

prudence, contraint dans tous ses mouvemens et tourmenté de renaissantes inquiétudes, il amassait lentement dans son cœur, contre ses persécuteurs, un arriéré de colère chaque jour plus difficile à comprimer. Quant à Nicole, elle en était toujours à l’effroi. Après avoir rappelé à Perr Baliboulik les dernières attaques des Guivarch, elle demanda en soupirant ce que deviendrait son père, s’il devait rester seul à l’écluse avec de pareils voisins.

— C’est-il donc sûr qu’Alann doive vous emmener après la messe de mariage ? demanda le bossu.

— Ce sera à sa volonté, vieux maître, répliqua la jeune fille : la femme doit suivre celui dont elle a reçu l’anneau d’argent, et la mère d’Alann a dit qu’il y avait chez elle, à Gourin, une place pour sa nouvelle fille ; mais si c’est sa volonté que je parte, j’en aurai un dur crève-cœur.

— Espérez en la miséricorde du Christ, ma fille, dit le bossu ; vous n’avez plus long-temps à attendre votre sort. N’est-ce pas un de ces jours que le cousin arrive à l’écluse ?

— Dites demain, vieux Perr, répliqua Nicole en riant. Oh ! j’en suis bien sûre, allez, car, avant de partir, Alann m’a donné un compteur de jours[1] imprimé sur lequel il avait marqué le patron de son retour ; chaque matin depuis, j’ai piqué un saint avec l’épingle prise le plus près de mon cœur, de crainte qu’il ne m’oublie, et je suis arrivée à celui qui doit me ramener la joie. Au premier soleil qui se lèvera, si Dieu ne le défend, je verrai mon plus aimé descendre le canal sur son bateau.

— pour lors, ayez patience, reprit Baliboulik ; peut-être bien que tout s’arrangera à votre satisfaction, et, comme dit le proverbe, « il ne faut pas sonner le glas avant l’enterrement. »

Nicole soupira sans répondre, et le vieux maître d’école, ayant regardé l’ombre que projetait sur les dalles de granit le grand bras de l’écluse, se hâta de remettre ses lunettes dans leur étui et de refermer le syllabaire. — Dieu m’assiste ! mon horloge de soleil[2] m’avertit qu’il est tard, dit-il en montrant à son écolière la ligne sombre qui s’était raccourcie ; chacun de nous devrait déjà être au travail.

— Mon maître a-t-il donc des nasses à relever près du phare d’eau ? demanda Nicole.

— Jésus ! qui aurait l’idée de se faire chasseur de poisson par un temps pareil ? répliqua Baliboulik. Ne voyez-vous pas bien, tête folle, que la rivière monte jusqu’à la route des haleurs et passe au-dessus du phare avec un bruit de tonnerre ? Par ces fortes eaux, le courant

  1. Compod-deiz ; c’est la désignation bretonne du calendrier.
  2. Nom breton du cadran solaire : horelaich-héaul.