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fait brûler les histoires de Tite-Live, les comédies de Mevius, d’Ennius, d’Afranius ! S’il ne les a pas brûlées, car ce crime est resté un doute pour Bayle lui-même, au moins il les a livrées à l’anathème et aux mépris de son peuple, témoin sa lettre à Didier, évêque devienne, afin qu’il eût à fermer au plus tôt une école de littérature profane, « parce que, dit-il, dans la même bouche il ne voulait pas entendre la louange du Christ et de Jupiter. » Ceux donc qui s’attaquent aux poètes anciens n’en sont pas à faire une découverte ; ils vont tout simplement au moyen-âge ; ils remontent sans pitié et sans peur le flot sombre qui nous ramène à la barbarie envieuse et méchante, parce qu’elle est la barbarie ; tout l’inquiète et tout lui pèse ; elle invoque la nuit et l’horreur, comme autrefois les héros d’Homère imploraient la clarté du jour. Son espérance, la voici : c’est que la fin du monde est proche et que l’humanité tout entière va disparaître dans l’expiation et la pénitence. Ainsi voilà les véritables ennemis des lettres antiques : la barbarie et l’ignorance ! Oh ! les dignes associés !

Ajoutez, s’il vous plaît, à ces ennemis de l’urbanité, du bel esprit, de l’élégance, de la politesse, de la grâce en toutes choses, le farouche Luther, et cet autre opposant, le moine Savonarole, enfouissant dans le bûcher dont la flamme va le dévorer les chefs-d’œuvre que les Médicis avaient sauvés, les écrivains que Dante, Pétrarque, Boccace, le Pogge et François Philelphe avaient retrouvés avec tant de soins et de dépenses. Il y avait, dans ce bûcher de Savonarole, réunis pour la première fois par un zèle impie, Homère et Dante, Pétrarque et Cicéron, Plutarque et Politien, la poésie antique et la poésie moderne ; il y avait aussi, — car une fois que l’on est en train de détruire et de brûler, tout brûle et tout est détruit, — dans cette pyramide vouée aux flammes, les tableaux et les statuettes des plus grands maîtres, des vases d’or et d’argent, des robes brodées, des parfums exquis, des instrumens d’ébène et d’ivoire, des bustes, des portraits, des images, des lettres d’amour, des poèmes commencés, toutes sortes de colliers et de parures, et les plus rares manuscrits ornés de peintures rehaussées d’or ! — Tout brûla. Seulement on raconte que le farouche ennemi de l’antiquité, Savonarole, trouvant sous sa main un Virgile, eut pitié de Virgile et le repoussa du bûcher. Ce fut même un des privilèges de ce poète charmant ; il fut le seul poète de l’antiquité que respecta le moyen-âge ; son nom vivait encore dans cette barbarie. On retrouvait de temps à autre sa douce clarté dans les ténèbres. Grégoire-le-Grand lui-même n’eût pas osé condamner Virgile. Le poète se tirait sain et sauf de ces bûchers, de ces embûches ; il avait en lui-même un charme, une grâce inexplicables ; il avait rencontré des fanatiques parmi les pères de l’église les plus austères et les plus acharnés au triomphe définitif du moyen-âge et à la défaite entière de l’antiquité : même il y en avait,