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célébré les sauvages, il a célébré les ignorans; il a mis la barbarie au-dessus de la civilisation, l’enfance au-dessus de l’âge mûr : son véritable dieu, c’était la nature brute, l’état inculte, l’état embryonnaire.

Aujourd’hui nous recueillons les fruits de ces semailles, ou plutôt nos sectes politiques paraphrasent la tradition de ces idées. Dernièrement nous ouvrions un nouvel évangile (l’Arche de la nouvelle alliance), publié par un apôtre évadien, et nous y lisions ceci : « La résignation est un blasphème. » Mais qu’est-ce qu’un apôtre évadien? Celui qui fut Caillaux a répondu lui-même : « C’est un homme qui dit frère au forçat, sœur à la prostituée; c’est un homme qui ne dit plus : Beaucoup sont appelés, peu sont élus; mais qui s’écrie au contraire dans la mansuétude de son cœur : Tous sont appelés, tous sont élus. » Eh bien! celui qui fut Caillaux est un emblème assez exact de l’œuvre qu’ont accomplie nos théoriciens dans le domaine de la philosophie. Lui, il a su trouver un dogme qui résumait bien la pensée du XVIIIe siècle; eux, avec plus de talent sans doute, avec du génie d’exécution parfois, ils ont travaillé et réussi à formuler la même pensée en systèmes sociaux.

L’anti-christianisme est donc formulé. Dogme et doctrine politique, il a pris corps. Soit! c’est un pas de fait; il est au moins possible de le saisir, et les soufflets de l’expérience peuvent l’atteindre. Déjà il y a moyen de peser les affirmations qu’il a tirées des impalpables négations du XVIIIe siècle; déjà il est facile de voir si le passé, qu’il accusait d’aveugle crédulité, était en effet le plus crédule. Laissons de côté les dogmes de la grâce et de la déchéance originelle, qui sont des causes invoquées pour expliquer certains faits. Au lieu de discuter si le christianisme explique bien ce qu’il reconnaît dans la nature humaine, envisageons seulement ce qu’il y reconnaît : il nous restera une doctrine qui avait su voir et dire comment l’homme est un être sujet à errer et à faire le bien, comment il y a lieu de tout redouter et de tout espérer de lui, comment il est un mystérieux théâtre où opèrent sans cesse la grâce qui mène au mieux et le péché qui demande le frein d’une loi. Comme philosophie rationnelle, comme moyen de nous rendre compte de ce que nous sommes et de notre position sur la terre, cette doctrine-là est bien autrement conforme à l’expérience que la foi de nos régénérateurs politiques. Elle est bien autrement humaine aussi, bien autrement adaptée à nos besoins, car elle est une foi qui tend à développer ou à remplacer par des craintes et des espérances la faculté qui est la plus rare et dont on paie le plus cher l’absence : celle de se redouter et se dominer soi-même. C’est que le christianisme, — que disons-nous? — c’est que toutes les religions, même les plus informes, ont sur les axiomes de M. Proudhon et de M. Caillaux un terrible avantage : elles descendent en droite ligne des époques primitives où les hommes, faute de sens, ne faisaient pas de contre-sens, et où, faute