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est impossible de ne pas jeter un regard vers le passé pour y chercher le ruisseau qui s’est fait rivière de nos jours. Avec son amour pour les expressions immodérées, M. Proudhon s’est résumé lui-même en ces termes : « Louis-Napoléon chef du socialisme, c’est l’antechrist. » Ailleurs, l’écrivain invoque et salue comme son maître l’éternel tentateur, l’esprit des révolutions qui, sur le haut de la montagne, avait offert au Nazaréen l’empire de la terre. Tous ces mots sont inutilement violens. Pourtant leur rudesse nous va; nous croyons qu’ils posent bien sous son vrai jour la question qui se débat depuis bientôt deux siècles.

L’antechrist! c’est peut-être en effet ce que nous cherchons, et cela depuis long-temps. Voltaire, on le sait, a ouvert la voie en annonçant que toutes les misères de ce monde venaient des prêtres et des religions. Son dogme, à lui, c’était que les hommes n’avaient rien de mieux à faire que de rejeter les croyances et les règles morales qu’on leur avait apprises, et de s’abandonner à leurs penchans de nature. On aimait fort la nature à cette époque. Pendant un siècle, il n’a été question que de religion naturelle et de morale naturelle. Suivant le mot de Calderon, la France était certainement alors le pays de la loi de nature, et cela en pratique comme en théorie. Sous Louis XV, les penchans mettaient largement en action le mépris de toute contrainte, et, quant à la philosophie, avec Rousseau et son école, elle ne faisait guère que traduire ce même mépris en enthousiasme sentimental : elle donnait à l’incontinence les airs d’une noble protestation dictée par des convictions réfléchies et des intentions généreuses. Hélas! si des intentions généreuses se mêlaient en effet chez quelques-uns à cette propagande, nous avons grand’ peur qu’en général l’école n’atteste rien d’aussi glorieux. A nos yeux, toute cette glorification de l’instinct dénote sans doute beaucoup d’activité d’esprit, mais elle dénote surtout des hommes qui étaient eux-mêmes esclaves de l’instinct, des natures énervées où la volonté n’agissait pas, et pour qui tout entraînement était si irrésistible, que l’empire sur soi leur semblait une impossible monstruosité. On a fait honneur à ces penseurs d’avoir affirmé les premiers la perfectibilité sociale; ce qu’on a moins remarqué, c’est que leur manière d’entendre ce dogme revenait à en affirmer un autre : celui de l’imperfectibilité de l’homme. Ils voulaient dire que l’homme ne doit jamais accuser ses propres imperfections de ses malheurs, qu’il doit toujours en rejeter la faute sur les institutions sociales, et qu’il n’a point à prendre la peine ou qu’il n’est point capable de s’amender lui-même. Il n’était nullement besoin que les sages enseignassent cette doctrine aux ignorans, qui la pratiquent assez et de reste; pourtant c’est à enseigner cette doctrine sous toutes les formes que le XVIIIe siècle a dépensé une bonne partie de ses facultés. Il a